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Mais les manichéens proprement dits, après avoir été cruellement persécutés, après avoir essaimé des sectes puissantes à travers l'Europe et l'Asie et jusqu'en Chine, disparaissent, et le nom du Christ fait oublier celui de Manès. Les pauliciens, secte manichéenne qui tendait ouvertement à christianiser le manichéisme, étaient puissants en Arménie et en Asie Mineure; mais, vaincus par les Grecs en 872, ils durent se soumettre et beaucoup d'entre eux furent déportés dans la péninsule balkanique par l'ordre de l'empereur. C'est là que se formera le noyau de l'Église qui deviendra, plus tard, l'Église cathare.

Dès le VIIe siècle, un peuple venu d'Asie, les Bulgares, avait établi dans les Balkans un royaume au sud du Danube. C'est là que les pauliciens déportés exercent leur mission au moment où (au XIe siècle) les populations slaves de Bulgarie sont évangélisées à la fois par les Latins et par les Grecs. Et le catharisme, tel qu'il était connu dans le Midi de la France, apparaît au Xe siècle en Bulgarie sous le nom de bogomilisme.

Nous ne savons si le fondateur de cette religion s'appelait réellement Bogomil (Aimé de Dieu), si cette appellation était un simple surnom, ou si, suivant une tendance courante chez les Slaves, ce nom sert à désigner un personnage symbolique et collectif que, faute de renseignements précis, on a fini par prendre pour un homme ayant réellement existé. Les auteurs orthodoxes de l'époque parlent également d'un pope Jérémie. Les origines de la secte sont obscures, sa diffusion rapide, son dynamisme incontestable. Non seulement les bogomiles sont de plus en plus nombreux en Bulgarie en dépit des persécutions - car leurs tendances révolutionnaires inquiètent les classes dirigeantes, - mais ils envoient bientôt des missionnaires à travers tout le monde méditerranéen. La religion nouvelle gagne la Bosnie et la Serbie, où elle se maintient si bien qu'elle fait souvent figure de religion d'État et ne sera anéantie qu'au XVe siècle par l'invasion turque.

Au XIe siècle, les bogomiles ont répandu leur doctrine en Italie du Nord et dans le Midi de la France; nous ne savons quelles étaient, dans ces pays, les survivances manichéennes qui ont permis une assimilation aussi rapide du catharisme bulgare; mais la foi cathare a si bien gagné ces contrées, progressant à la manière du levain, que, dès le milieu du XIIe siècle, elle est devenue une religion semi-officielle (quoique persécutée), possédant dans le pays ses traditions, son histoire, son organisation hiérarchique. Le mouvement sort de plus en plus d'une clandestinité désormais inutile. En 1167, l'évêque bulgare Nikita ou Nicétas (appelé "pape" des cathares, ce qui est dû sans doute à une confusion avec le mot "pope", prêtre) arrive de Constantinople pour raffermir dans la vraie tradition les jeunes églises languedociennes et réunit un concile de ministres et évêques cathares à Saint-Félix de Caraman, près de Toulouse. Ce seul fait nous montre à quel point l'Église cathare tenait à proclamer elle aussi son universalité, son unité supranationale, face à l'Église de Rome. Ce n'était plus une secte, ni un mouvement d'opposition à l'Église établie, c'était une véritable Église.

Les pouvoirs publics, effrayés par l'ampleur de ce mouvement, tentent une manœuvre d'intimidation: le comte de Toulouse, Raymond V, songe même à une croisade où participeraient les rois de France et d'Angleterre, le pape Alexandre III envoie le cardinal-légat Pierre de Saint-Chrysogone à Toulouse, à la tête d'une importante délégation; se voyant impuissant à rechercher et à poursuivre les hérétiques, trop nombreux, le légat se contente de faire un exemple: il fait saisir et flageller publiquement un bourgeois de Toulouse connu par son amitié pour les hérétiques, Pierre Mauran, vieillard riche et vénéré de tous; exilé en Terre sainte pour trois ans, Pierre Mauran revient à Toulouse pour être triomphalement élu capitoul. La démarche des légats n'a fait qu'accroître la popularité de la foi nouvelle.

Il est facile d'expliquer le succès du catharisme par la carence des pouvoirs ecclésiastiques, par l'avidité des bourgeois et des nobles heureux d'un prétexte d'attaquer sans remords les biens de l'Église, par le goût des uns et des autres pour la nouveauté. Nous avons vu que le terrain était favorable à l'éclosion d'une religion nouvelle. Mais un terrain favorable n'explique pas grand-chose. Les raisons du succès extraordinaire de cette religion doivent être cherchées dans cette religion elle-même.

II - DOGME

Il ne s'agit pas ici d'examiner en détail les dogmes et la pensée de l'Église cathare; d'abord parce que même le peu de renseignements que nous possédons sur cette Église fournirait la matière de plusieurs volumes; ensuite, ces renseignements par eux-mêmes ne nous apprennent pas ce qu'était réellement cette religion disparue. Autant chercher à retrouver, d'après la forme des os d'un crâne, les traits d'un visage vivant. Quelques indications sommaires sont possibles et beaucoup de suppositions. Cette religion morte de mort violente a été, de plus, dénigrée, diffamée, discréditée d'une façon si systématique qu'à ceux-là mêmes qui n'avaient pas de préjugé défavorable à son égard, elle a fini par apparaître comme quelque chose d'un peu contraire au bon sens. C'est le cas de toutes les religions mortes et, d'ailleurs, la foi catholique des hommes du moyen âge nous est parfois tout aussi étrangère que celle des cathares.

Nous pouvons essayer, après un bref aperçu des dogmes essentiels, de tirer quelques conclusions de faits concrets parvenus jusqu'à nous et tâcher de nous faire une idée, si vague soit-elle, du climat spirituel où cette religion a pu se développer et mûrir.

Une question se pose tout d'abord: le catharisme comportait-il un enseignement ésotérique? Certaines indications, entre autres l'existence du château de Montségur et sa construction très particulière, le donneraient à penser. Mais si cette religion avait ses mystères et ses rites secrets, ils sont demeurés si bien cachés que même des parfaits convertis et passés dans les rangs de l'Inquisition, tel Raynier Sacchoni, n'en ont jamais soufflé mot. Certains points de la doctrine cathare, en particulier ce qui concerne leurs jeûnes et leurs fêtes, sont restés obscurs, pour la bonne raison que les inquisiteurs n'ont pas songé à interroger les hérétiques sur ce sujet. D'une littérature cathare abondante et variée ne subsistent plus que quelques documents échappés par hasard à la destruction16 et dont nous ne savons pas s'ils étaient des ouvrages importants et s'ils reflétaient fidèlement l'esprit de toute l'Église cathare. De plus, comme toute Église, cette Église-là comptait en son sein de nombreuses "hérésies" ou tendances divergentes; sans doute eut-elle aussi des sectes plus particulièrement ésotériques qui ont pu rester ignorées de la majorité des croyants.

Ce qui est certain, c'est que les cathares étaient de grands prédicateurs, et qu'ils ne faisaient nul mystère de leurs croyances. On les voit à plusieurs reprises soutenir des débats théologiques, prendre part à des réunions où leurs docteurs tiennent tête aux légats et aux évêques; et ces discussions publiques - du colloque de Lombers en 1176 à la campagne d'évangélisation menée de 1206 à 1208 par saint Dominique et ses compagnons - montrent que les cathares du Languedoc, en hommes de leur temps et de leur pays, étaient de grands orateurs, des raisonneurs passionnés et qu'ils ne cherchaient nullement à se retrancher derrière le prestige de mystères inaccessibles au profane. Bien au contraire, ils prétendaient fonder leur doctrine sur le bon sens, et reprochaient à l'Église catholique ses mystères qu'ils taxaient de superstition et de magie.