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L'Église de Rome est donc la Bête, la prostituée de Babylone; celui qui reste sous son obédience ne saurait être sauvé. Tout ce qui vient de cette Église est néfaste. Ses sacrements n'ont aucune valeur, bien plus, ce sont les pièges de Satan, car ils font croire aux hommes que des rites purement matériels, des gestes mécaniques peuvent apporter le salut. Ni l'eau du baptême ni le pain de l'hostie ne sauraient être des véhicules de l'Esprit, car ils sont matière impure. L'hostie ne peut être le corps du Christ, car, disent les prédicateurs cathares avec une ironie plutôt simpliste, si l'on réunissait toutes les hosties consacrées dans tous les pays depuis dix siècles, elles eussent formé un "corps" plus grand qu'une montagne.

La croix ne doit pas être un objet de vénération, bien au contraire: elle doit faire horreur, en tant qu'instrument de l'humiliation de Jésus; quand une poutre tombe et écrase le fils de la maison, on ne la met pas à la place d'honneur pour l'adorer et l'encenser. (Argument qui semble prouver que les cathares attachaient tout de même plus d'importance qu'on ne croit à la crucifixion, car pourquoi la croix ferait-elle horreur si Jésus n'avait pas, d'une façon ou d'une autre, réellement souffert?)

Si la croix est, par excellence, l'instrument du Diable, toutes les images, tous les objets que l'Église considère comme sacrés sont aussi l'œuvre du Malin, qui sous le nom de christianisme a instauré le règne du paganisme le plus abject: les images saintes sont autant d'idoles, les reliques encore bien moins que cela, des fragments d'os pourris, des bouts de bois ou de tissu ramassés n'importe où, et que d'habiles escrocs font passer pour des restes de corps bienheureux ou d'objets vénérés; ceux qui s'inclinent devant de tels objets adorent la matière, qui est œuvre du Démon. Du reste, les saints ont tous été des pécheurs, puisqu'ils ont servi l'Église du Diable, ils sont englobés dans la même condamnation que les justes de l'Ancien Testament, créatures et serviteurs du Dieu mauvais.

La Vierge n'a pas été la Mère de Jésus, puisque Jésus n'a jamais eu de corps; mais s'il a voulu, en apparence, naître d'elle, c'est qu'elle était, elle aussi, un être immatériel, un ange qui a pris les traits d'une femme. Elle n'est peut-être même qu'un symbole, le symbole de l'Église qui accueille en elle la parole de Dieu.

Ayant posé en principe la création du monde par l'esprit du mal, l'Église cathare ne pouvait que condamner d'emblée toutes les manifestations de la vie terrestre: tout ce qui n'est pas pur esprit est voué à la destruction totale et ne mérite ni amour ni respect. Si l'Église était la forme la plus visible du mal sur la terre, le pouvoir séculier était presque aussi coupable, puisqu'il fondait sa puissance sur la contrainte et souvent sur le meurtre (guerre et justice pénale). La famille est condamnable en tant que source d'attachements terrestres, et le mariage est de plus un crime contre l'Esprit, car il enlise l'homme dans la vie de la chair et risque de causer la perdition de nouvelles âmes en les précipitant dans la matière. Tout meurtre, fût-ce celui d'un animal, est un crime: celui qui tue enlève à une âme la chance de se réconcilier avec l'Esprit, et interrompt indûment le cours de sa pénitence: même logée dans le corps d'une bête, une âme a droit à des égards infinis car il lui reste peut-être une chance imprévisible de renaître dans une condition meilleure. Il ne faut donc jamais porter d'armes, pour ne pas risquer de tuer, même pour se défendre; il ne faut pas non plus manger de nourriture d'origine animale: celle-ci est essentiellement impure; même les laitages et les œufs, comme tout ce qui provient de la procréation, sont à éviter. Il ne faut jamais mentir, ni prononcer de serment; il ne faut pas posséder de biens terrestres. Mais même celui qui remplirait toutes ces conditions n'est pas sauvé pour autant: on ne peut être sauvé, c'est-à-dire réconcilié avec l'Esprit Saint, qu'en entrant dans l'Église cathare et en recevant l'imposition des mains d'un de ses ministres: là seulement l'homme renaît à nouveau, et peut espérer, après sa mort, entrer dans la béatitude divine, à moins que de nouveaux péchés ne le fassent tomber de nouveau dans les lacs du Démon.

Il n'y a pas d'enfer, puisque l'enfer n'est autre chose que la réincarnation dans un corps nouveau; mais une longue série d'existences mauvaises peut finir par ôter à une âme toute possibilité de salut. Il est aussi des âmes créées par le Démon, ce qui fait que certains êtres ne peuvent être sauvés; il est difficile de les distinguer des autres, mais on présume que les rois, empereurs, chefs de l'Église catholique font partie de ces hommes prédestinés à la damnation. Toutes les autres âmes doivent être sauvées et le supplice des réincarnations terrestres durera tant que toutes les âmes célestes n'auront pas trouvé la voie du salut. À la fin, le monde sensible disparaîtra, le soleil et les étoiles s'éteindront, le feu dévorera les eaux et les eaux éteindront le feu. Les âmes des démons périront dans le brasier et il n'y aura plus que joie éternelle en Dieu.

Ce résumé de la doctrine cathare tendrait à montrer que cette religion se séparait du christianisme traditionnel sur tant de points que l'on pourrait se demander comment des populations catholiques aient pu si facilement abandonner la foi de leurs pères pour une hérésie aussi manifeste.

Ici, deux remarques s'imposent: d'abord, le peuple, étant donné la carence de l'Église - dénoncée par les papes eux-mêmes - était souvent fort ignorant en matière d'orthodoxie religieuse. Ensuite, et c'est là un point sur lequel nous devons insister, les adversaires de la religion cathare avaient intérêt à souligner ses erreurs, et à leur accorder une importance qu'elles n'avaient peut-être pas aux yeux des cathares eux-mêmes, si bien que, sur beaucoup de points, il a pu s'agir de différences d'interprétation et d'expression plutôt que de véritables hérésies.

Il ne faut pas négliger le côté hétérodoxe de la religion cathare; mais il faut essayer de le remettre à sa vraie place. En examinant les faits, nous voyons que les erreurs les plus choquantes aux yeux des catholiques sont justement celles qui semblent découler logiquement de la doctrine orthodoxe de l'époque. C'est pourquoi elles étaient jugées si dangereuses.

En effet: le dualisme des cathares, que leurs ennemis ont exagéré à plaisir, n'était que le développement naturel de la croyance au Diable, dont l'importance était immense au moyen âge. Un manichéisme latent a toujours existé dans l'enseignement de l'Église. Le Diable est une réalité concrète, sa puissance est à tout moment attestée par les prédicateurs catholiques, qui ne manquent jamais de condamner comme œuvres du Diable toutes les manifestations de l'esprit profane, parfois les plus pures, telles la musique ou la danse. L'Église (du moins dans ses représentants les plus autorisés) était allée si loin dans ce sens que l'on ne voit pas ce que les cathares pouvaient encore y ajouter. La civilisation du moyen âge, civilisation de moines à son origine, n'avait que dégoût et mépris pour la matière; si elle ne la disait pas œuvre du Diable, elle agissait exactement comme si elle la croyait telle. Quand a-t-on vu, avant saint François d'Assise, un saint catholique chanter la beauté de la nature créée par Dieu? Quand voit-on les prêtres glorifier le mariage, s'extasier sur de petits enfants, vanter les joies terrestres? La plupart des fêtes et des coutumes religieuses où l'amour de la vie terrestre semble tenir une grande place sont des survivances, soit du paganisme, soit de la tradition hébraïque; l'apport purement chrétien à l'amour de la création est faible et purement théorique.