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Telle n'est sans doute pas l'attitude de l'Église tout entière, mais celle de ses membres les plus purs, les plus vénérés, tel saint Bernard qui s'insurge non seulement contre la frivolité de la vie laïque, mais aussi contre la trop riche ornementation des églises: la beauté qui séduit les yeux ne sert qu'à détourner l'esprit de la méditation. À une époque où le besoin d'incarner, de matérialiser le sacré semble avoir été plus grand qu'à aucune autre, et où des villes et des régions entières se ruinaient pour édifier à la Vierge ou au saint local une maison à côté de laquelle les palais de rois étaient de pauvres masures, à cette époque même, tout catholique sincère estimait que le monde est irrémédiablement corrompu et qu'il n'y a d'autre voie de salut que le cloître. Entre un univers créé par le Diable et seulement toléré par Dieu, et un univers créé par Dieu mais entièrement corrompu, et dénaturé par le Diable, la différence n'est pas grande, du moins dans la pratique.

Les cathares condamnaient le mariage et la chair (à tel point qu'ils s'abstenaient de tout aliment provenant de la procréation). Nous allons voir que cette condamnation n'était pas absolue. Mais l'Église catholique elle-même avait à l'égard du mariage une attitude à peu près semblable: le mariage est interdit au prêtre, comme il l'est aux ministres cathares; il n'est toléré chez les fidèles que comme moyen de propagation de l'espèce et remède contre la concupiscence. Bien plus, à l'égard de la femme, l'attitude de l'Église catholique est bien plus dure que celles des cathares: quand on voit saint Pierre Damien vitupérer contre les concubines de clercs en les traitant d'"amorces de Satan, poison des âmes, voluptés de porcs gras, repaires d'esprits immondes", etc., on sent urne véritable horreur de la femme en tant que femme, éternel piège du Démon. Une condamnation à peine voilée et systématique de la chair et du mariage entraîne la négation implicite d'un monde où toute vie, à commencer par les herbes des champs, est soumise aux lois de la procréation. Quand les prêtres catholiques professaient, à l'encontre des cathares, qu'un homme peut être sauvé dans le mariage, ils ne le faisaient que par indulgence pour la faiblesse humaine. Or, nous allons le voir, il en était de même pour les cathares.

Si la vie, aux XIe et XIIe siècles, a connu un magnifique essor de l'art et de la civilisation, si elle semble avoir été, même parmi les pires misères, débordante d'intense et profonde joie de vivre (car les peuples étaient jeunes), on ne peut dire que la pensée consciente de l'Église ait été orientée dans ce sens. Comme le catharisme, le catholicisme était, de son propre aveu, une religion d'âmes, uniquement occupée à sauver des âmes. Si l'Église avait aussi un corps, matériel et trop matériel parfois, c'était sous la pression des circonstances et en contradiction avec sa propre doctrine.

Les dogmes catholiques qui choquaient le plus les cathares: ceux de la Trinité et de l'Incarnation, concernaient plutôt les théologiens et les philosophes que la masse des fidèles. Les cathares étaient, semble-t-il, réellement ariens, en ce sens qu'ils refusaient d'admettre l'égalité des trois personnes de la Trinité. Cependant, les mots du Credo: "et ex Patre natum ante omnia saecula", impliquent, malgré le consubstantialem, une certaine suprématie originelle du Père; pour les cathares aussi, Jésus était un Fils engendré avant tous les siècles, et nous ne savons si leurs adversaires ont exactement interprété leur pensée. Ce qui est certain, c'est que les cathares ont toujours manifesté une telle dévotion à la personne du Christ qu'aucun catholique ne pouvait aller plus loin; on peut douter de tout, sauf de leur "christianisme". En ce qui concerne l'Incarnation, la naissance miraculeuse de Jésus, la tradition apocryphe selon laquelle la virginité de Marie serait restée intacte après la Nativité, la Résurrection et l'Ascension n'étaient-elles pas propres à jeter le trouble dans les esprits? Les catholiques eux-mêmes semblaient reconnaître implicitement que le corps de Jésus était, d'une façon ou d'une autre, différent des corps humains.

En fait, ce qui était, dans la doctrine cathare, absolument inadmissible pour les catholiques, c'était la négation de l'Église catholique elle-même. Mais, et c'est là un point qui n'a peut-être pas été assez souligné, ce que cette religion apportait à ses fidèles, c'était le Christ et l'Évangile: le livre, le seul et le vrai livre, livre qui tenait lieu de croix et de calice, était l'Évangile, un évangile lu en langue vulgaire, accessible aux petits comme aux grands, rendu plus proche par d'incessantes prédications et controverses. De l'interprétation de l'Évangile par les cathares nous ne savons que ce qui en a transpercé dans les polémiques. Mais les prédicateurs qui s'adressaient à des fidèles n'en étaient plus au stade de la polémique. Leur religion rapprochait le Christ des fidèles parce qu'elle écartait le voile de dogmes, de traditions et de superstitions dont les siècles avaient fini par envelopper l'enseignement primitif. Il suffit de lire, par exemple, La Légende dorée, rédigée au XIIIe siècle mais rapportant des traditions orales ou écrites bien plus anciennes, pour se rendre compte à quel point la piété populaire avait souvent peu de rapport avec le christianisme.

L'Église était mal armée contre ce danger: elle décourageait les tentatives de traduction des livres saints. Le catholique le plus irréprochable devenait suspect d'hérésie s'il manifestait le désir de lire l'Évangile en langue vulgaire; et le latin était parfois ignoré par les prêtres eux-mêmes. La décadence de l'Église dans le Midi était telle que les prêtres n'enseignaient plus la religion; s'ils le faisaient, on ne les écoutait plus. L'Église avait enlevé la clef de la connaissance et pouvait d'autant moins lutter que l'adversaire la combattait au nom du Christ.

Bien plus, les cathares se réclamaient d'une tradition plus ancienne, donc plus pure et plus proche de l'enseignement des Apôtres que ne l'était celle de l'Église de Rome, et prétendaient être les seuls à avoir gardé l'Esprit Saint envoyé par le Christ à son Église; il semble bien qu'en partie, du moins, ils aient été dans le vrai: le rituel cathare, dont nous possédons actuellement deux textes datant du XIIIe siècle, montre (ainsi que le prouve Jean Guiraud dans son ouvrage sur l'Inquisition) que cette Église possédait sans doute des documents fort anciens, directement inspirés des traditions de l'Église primitive.

En effet, ainsi que le prouve Jean Guiraud en comparant les cérémonies de l'initiation et du baptême des catéchumènes de l'Église primitive et celles de l'initiation des cathares, il y a entre les deux traditions un parallélisme si constant qu'il ne saurait être fortuit. Le néophyte cathare, comme le catéchumène chrétien, devait être reçu par l'Église, après un temps de probation et après le suffrage des chefs de la communauté; tout comme l'admission dans l'Église cathare, le baptême, dans l'Église primitive, n'était accordé qu'aux adultes en pleine possession de leurs facultés et n'était souvent demandé par les croyants qu'à leur lit de mort. Le ministre qui reçoit le néophyte dans l'Église est appelé l'Ancien (senhor), traduction évidente de presbyter. L'acte de renonciation des catéchumènes à Satan est parallèle à celui de la renonciation des cathares à l'Église de Rome. À part l'onction par l'huile symbolisant le Saint-Esprit et l'immersion dans la piscine baptismale (sacrement trop liés à la matière et rejetés par les cathares qui ne gardent que l'imposition des mains), l'admission du catéchumène dans l'Église primitive est, en tous points, semblable à celle du postulant cathare dans sa nouvelle Église. Il en est de même pour la cérémonie de la confession du fidèle à l'Église et de la rémission des péchés par l'assemblée des cathares.