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Mais les parfaits ne sont pas admirés pour leur courage, qui, avant la croisade, n'a pas encore donné sa pleine mesure. Leurs adversaires sont unanimes à reconnaître la pureté de leurs mœurs, et le pape et saint Dominique leur rendront un hommage éclatant le jour où ils décideront de lutter contre eux "avec leurs propres armes", et où le saint catholique s'en ira prêcher pieds nus et vivre d'aumônes, pour suivre le bon exemple donné par les prédicateurs hérétiques.

Les parfaits ne sont pas seulement les hommes austères qui gagnent l'admiration par leur mépris des biens de ce monde: le peuple leur a donné le surnom de "bons hommes", expression qui dans le langage actuel a perdu son vrai sens; c'étaient les hommes bons. Cette seule appellation semble apporter un démenti à ceux qui dépeignent le catharisme comme une religion triste, indifférente aux misères d'un monde qu'elle méprise. Ces maigres hommes vêtus de noir, avec leurs cheveux longs et leur visage pâle, ont frappé les imaginations moins par l'austérité de leurs mœurs que par leur bonté. Une austérité revêche et triste n'eût attiré personne. Ces hommes ou femmes qui s'en allaient, deux par deux, visiter villages, châteaux et faubourgs, provoquaient, partout où ils passaient, une vénération sans bornes; et le comte de Toulouse n'a fait qu'exprimer les sentiments répandus depuis longtemps dans le peuple le jour où, montrant un parfait mal vêtu et mutilé, il a dit: "J'aimerais mieux être cet homme-là que roi ou empereur17".

L'autorité morale de ces hommes est telle que l'Église n'ose que très timidement élever sa voix pour les accuser d'hypocrisie. Tout au plus les accuse-t-on de trop afficher leur ascétisme. Les bons hommes sont, en effet, des jeûneurs intraitables: ils ne se contentent pas de ne toucher à aucune nourriture "impure", d'observer trois carêmes par an durant lesquels ils jeûnent trois jours par semaine au pain et à l'eau, mais ils préféreront mourir plutôt que d'absorber fût-ce une miette d'un aliment défendu par leur religion. La pratique du jeûne, de tout temps répandue dans toutes les religions, mais beaucoup plus développée en Orient qu'en Occident, semble jouer dans la vie des parfaits un rôle tout particulier: en tout cas, pour le peuple comme pour l'Église, ils sont avant tout des hommes qui jeûnent. Kosma le Prêtre18 décrit déjà les bogomiles comme des gens au visage pâle, émacié, marqué par les privations.

Tels des yogis ou des fakirs, certains parfaits avaient une telle passion pour le jeûne poussé à l'extrême qu'on a pu les accuser de vouloir mettre fin à leurs jours: c'est ainsi que s'explique la légende de l'endura, ou mort volontaire par la grève de la faim (dont en fait on ne cite qu'un seul cas précis, au XIVe siècle, à l'époque où la religion cathare agonisante avait déjà perdu son vrai caractère). En réalité, les parfaits, qui avaient pour le meurtre une horreur si démesurée qu'on en a vu (tels ces hérétiques pendus en 1052 à Goslar, en Allemagne) qui ont préféré mourir plutôt que de tuer un poulet, ne pouvaient en aucune façon encourager le suicide: ces contempteurs de la vie terrestre avaient pour cette même vie un respect total, et ne permettaient pas à la volonté humaine, toujours mauvaise et arbitraire, d'intervenir par la violence dans le destin d'une âme en quête de son salut. Ces gens ne recherchaient pas le martyre, et leur courage devant la mort venait moins de leur indifférence à la vie que de l'ardeur de leur foi.

Les parfaits se distinguaient également par leur langage doux et grave et leur habitude de prier constamment et de parler sans cesse de Dieu; le même Kosma y voit une ruse habile et un trait d'orgueiclass="underline" ils n'élèvent jamais la voix, ne disent jamais de paroles malsonnantes, ils n'ouvrent la bouche que pour des paroles pieuses, et prient en public en toutes occasions comme les hypocrites que dénonce le Seigneur. Ce sont des loups revêtus de peaux d'agneaux. C'est par leur piété indiscrète qu'ils séduisent les ignorants.

Il se peut que la pratique de la prière, chez les parfaits, ait obéi à des règles et des techniques particulières, probablement de tradition orientale. En tout cas, l'exemple souvent cité du parfait visité par Berbeguera, femme du seigneur de Puylaurens, qui restait sur sa chaise "immobile comme un tronc d'arbre, insensible à tout ce qui l'entourait"19, ferait penser à quelque saint homme hindou en extase. Mais il est évident qu'on ne conquiert pas les cœurs en restant assis immobile sur une chaise. Les parfaits étaient surtout réputés pour leurs œuvres de charité.

Pauvres eux-mêmes, ils disposaient des dons des fidèles pour secourir les malheureux; et quand ils n'avaient rien à donner, ils étaient là, apportant le réconfort de leur parole et de leur amitié, ne dédaignant pas la compagnie des plus déshérités. Ils étaient souvent médecins, ce qui semble paradoxal de la part d'hommes ayant un tel mépris du corps. Habile moyen de propagande, soit; mais on ne devient pas un bon médecin sans accorder quelque attention et quelque amour au corps que l'on soigne; la charité s'adresse au corps plutôt qu'à l'âme. Les procès de l'Inquisition citent le témoignage du chevalier Guilhem Dumier, qui, soigné avec dévouement par un médecin parfait, s'en vit abandonné le jour où il refusa d'abjurer la foi catholique. Le fait ne devait pas être très courant: des médecins qui auraient eu l'habitude d'agir ainsi eussent vite fait de perdre leur clientèle, et leurs futurs convertis du même coup.

Il en va de même pour le témoignage de la femme de Guillaume Viguier qui, bien que son mari veuille la convertir au catharisme "à coups de bâton20" (moyen de persuasion assez peu efficace), s'y refuse parce que les bons hommes lui ont dit que l'enfant dont elle était enceinte était un démon. Le mari et la femme devaient être assez ignorants et le "bon homme" ne péchait pas par excès de tact; mais il est évident que ce cas est une de ces exceptions qui confirment la règle: des prédicateurs qui tiendraient toujours un pareil langage à leurs paroissiennes ne se seraient pas acquis une réputation de bonté.

On reconnaît en général que la charité des parfaits ne s'adressait pas aux seuls adeptes de leur secte, et que c'était elle, au contraire, qui attirait les malheureux auxquels les ministres cathares venaient en aide. On peut tromper les grands et les savants, non le petit peuple: il n'accorde son amour ni à l'austérité ni à de belles paroles, mais à une bonté et une compassion qui viennent du fond du cœur.

Tous les témoignages s'accordent pour affirmer que c'est par leur exemple que les parfaits ont gagné les cœurs de leurs fidèles; du secret de leur vie spirituelle, du rayonnement de leur personnalité, rien ne nous reste que ce témoignage éclatant, mais imprécis, qu'est l'extraordinaire succès de leur apostolat.

Les causes secondaires qui ont favorisé l'expansion du mouvement cathare sont si nombreuses et si évidentes que leur seule énumération donnerait presque à croire que la nouvelle religion n'avait même pas besoin d'apôtres aussi admirables pour détourner les peuples du Midi de l'Église de Rome.

Son côté le plus spectaculaire, le plus révoltant pour le monde chrétien - le rejet absolu des dogmes de l'Église et même de ses symboles les plus sacrés, - a bouleversé jusqu'à l'horreur les pays où l'Église était forte et l'hérésie rare. Dans le Midi de la France les progrès de l'hérésie vont de pair avec la décadence de plus en plus grande de l'Église, et il est difficile de dire lequel des deux phénomènes détermine l'autre; ce que l'on sait des chefs de l'Église du Midi à l'époque de la croisade montre que de tels évêques eussent fait douter de la sainteté de l'Église les catholiques les plus fervents.