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Voici ce que nous apprend Innocent III sur le clergé languedocien, et en particulier sur son chef, Bérenger II, archevêque de Narbonne: "Des aveugles, des chiens muets qui ne savent plus aboyer, des simoniaques qui vendent la justice, absolvent le riche et condamnent le pauvre. Ils n'observent même pas les lois de l'Église: ils cumulent les bénéfices et confient les sacerdoces et les dignités ecclésiastiques à des prêtres indignes, à des enfants illettrés. De là l'insolence des hérétiques, de là le mépris des seigneurs et du peuple pour Dieu et pour son Église. Les prélats sont dans cette région la fable des laïques. Mais la cause de tout le mal est dans l'archevêque de Narbonne: cet homme ne connaît d'autre Dieu que l'argent, il n'a qu'une bourse à la place du cœur. Depuis dix ans qu'il est en fonctions il n'a pas visité une seule fois sa province, pas même son propre diocèse. Il s'est fait donner cinq cents sous d'or pour consacrer l'évêque de Maguelonne, et lorsque nous lui avons demandé de lever des subsides pour le salut des chrétiens d'Orient, il a refusé de nous obéir. Quand une église vient à vaquer, il s'abstient de nommer un titulaire afin de profiter des revenus. Il a réduit de moitié le nombre des chanoines de Narbonne pour s'approprier les prébendes, et retient de même sous sa main les archidiaconés vacants. Dans son diocèse on voit les moines et les chanoines réguliers jeter le froc, prendre femme, vivre d'usure, se faire avocats, jongleurs ou médecins21". Ce tableau est si éloquent qu'il semble difficile d'y ajouter grand-chose; mais l'enquête menée par le pape révèle encore que l'archevêque a pour baile un chef de routiers aragonnais, c'est-à-dire un bandit des grands chemins. Le pape fulminera en vain contre Bérenger: cet intraitable vieillard, plus zélé pour la défense de ses intérêts que pour les affaires de son diocèse, tiendra tête aux légats pendant des années et ne se laissera déposer qu'en 1210, quand la croisade aura triomphé par la force des armes.

L'évêque de Toulouse, Raymond de Rabastens, issu d'un milieu hérétique, passe sa vie à guerroyer contre ses vassaux, et pour se procurer des ressources met en gage les terres du domaine épiscopal. Lorsqu'en 1206 il est enfin déposé pour simonie, Foulques de Marseille, abbé de Thoronet, son successeur, ne trouve dans la caisse de l'évêché que quatre-vingt-seize sous toulousains, et n'a même pas d'escorte pour mener ses mules à l'abreuvoir (l'autorité de l'évêque est si peu respectée qu'il n'ose pas envoyer ses mules à l'abreuvoir communal sans escorte armée). Il est littéralement traqué par les créanciers de son prédécesseur qui viennent le déranger jusque dans le chapitre. L'évêché de Toulouse, dit Guillaume de Puylaurens, "était mort".

Les conciles tenus dans le Languedoc à cette époque ordonnent aux abbés et évêques de porter la tonsure et le vêtement de leur ordre, leur défendent de porter des fourrures de luxe, de jouer aux jeux de hasard, de jurer, d'introduire à leur table histrions et musiciens; d'entendre matines dans leur lit, de causer de frivolités pendant l'office, et d'excommunier à tort et à travers. Il leur est recommandé de convoquer leur synode au moins une fois par an, de ne pas recevoir d'argent pour conférer les ordres, et de ne pas se faire payer pour célébrer des mariages illicites et casser des testaments légaux.

Quelle pouvait être l'attitude des laïques en face de prélats qui négligeaient leurs devoirs à ce point? On le sait: aucune personne respectable ne voulait plus destiner ses enfants à la prêtrise, et, d'après le témoignage de Guillaume de Puylaurens, "les fonctions ecclésiastiques inspiraient aux laïques un tel dédain qu'elles donnaient lieu à une forme de jurement, comme on le fait pour les Juifs. De même qu'on dit: "J'aimerais mieux être Juif", on disait: "J'aimerais mieux être chapelain que faire ceci ou cela". Les clercs, lorsqu'ils se montraient en public, cachaient leurs petites tonsures en ramenant vers le front les cheveux de derrière la tête. Rarement les chevaliers destinaient leurs enfants au sacerdoce: ils ne présentaient que les fils de leurs gens aux églises dont ils percevaient les dîmes. Les évêques tonsuraient ceux qu'ils pouvaient, selon le temps22..." Le bas clergé, recruté au hasard, négligé par les évêques, méprisé par le peuple, vivait dans des conditions si misérables que, d'après le témoignage d'Innocent III cité plus haut, les prêtres désertaient en masse le sacerdoce pour des métiers plus riches en possibilités.

Ce lamentable état de choses provoque les protestations indignées non seulement du pape mais aussi des abbés et évêques étrangers, en particulier de ceux qui sont de tradition cistercienne, tels Jean de Salisbury. Geoffroi de Vigeois ne ménage pas ses critiques au clergé régulier, il dit que les moines portent l'habit laïque, mangent de la viande, se disputent: "Je connais un monastère où régnent quatre abbés".

Quant à l'attitude des laïques, elle est plus sévère encore; les troubadours écrivent des sirventès pleines de colère et de railleries contre le luxe, la débauche, la vénalité des prélats. Leurs écuries, disent-ils, sont meilleures que celles des comtes, ils ne mangent que des poissons rares et des sauces aux épices coûteuses et offrent à leurs maîtresses des bijoux de prix. Ce sont des hypocrites qui s'indignent de choses aussi innocentes que la beauté des parures féminines et n'ont nul souci de charité ni de justice. Ils aiment le riche et oppriment le pauvre. Les attaques les plus violentes contre les mœurs de l'Église sont devenues un des lieux communs de la littérature satirique, et ceci dans les milieux ecclésiastiques eux-mêmes.

Beaucoup d'édifices religieux sont abandonnés, faute de prêtres desservants; dans certaines églises le peuple se réunit pour y organiser des danses et chanter des chansons profanes. Cet état de choses va d'ailleurs de pair avec l'importance grandissante de l'Église cathare et souvent les paroissiens qui abandonnent leur église vont écouter les sermons des bons hommes. Mais il faut tenir compte aussi d'un certain esprit d'indifférence religieuse qui avait fini par gagner le peuple, par suite de la négligence des clercs. Quant aux classes supérieures, quand elles n'étaient pas hérétiques, elles faisaient preuve d'une tolérance si grande qu'en cette époque de foi, elle ne pouvait que faire scandale. S'il y a eu dans cette société des catholiques sincères - ce qui est plus que certain, - leur catholicisme n'était pas celui du pape ni des légats ni celui de la masse des croyants des autres pays. Enfin, la noblesse surtout devait compter beaucoup de sceptiques ou d'indifférents qui, le plus sincèrement du monde, proclamaient que l'Empire de Rome et le pape ne sont rien à côté d'un baiser de leur dame.

Certes, il faut toujours se garder de prendre trop à la lettre les invectives des papes et des moines et les indignations des poètes satiriques: une Église qui pouvait encore se permettre un langage pareil et tolérer sans s'en émouvoir de telles attaques était une Église forte. Les diocèses du Languedoc n'étaient pas tous desservis par des évêques tels que Bérenger de Narbonne, les églises n'étaient pas toutes abandonnées et l'on peut soupçonner des chroniqueurs catholiques comme Guillaume de Puylaurens d'avoir un peu noirci le tableau pour montrer à quel point la croisade était nécessaire. On voit souvent un régime qui a triomphé par la force exagérer les tares de celui qui l'a précédé, et cela en toute bonne foi. Même à l'époque de la Croisade, le Midi de la France n'a pas dû manquer de paroisses paisibles desservies par de braves curés et les personnes qui assistaient à la messe dans les grandes cathédrales d'Albi et de Toulouse ne devaient pas être toutes remplies de mépris pour l'Église. Il n'en reste pas moins vrai que beaucoup de catholiques n'ont pas eu trop de mal à se détacher d'une Église affaiblie et discréditée.

Les faits cités plus haut montrent aussi que les populations touchées par l'apostolat des missionnaires cathares ne devaient pas posséder une instruction religieuse suffisante pour lutter contre les arguments de ces redoutables logiciens. On voit parmi les convertis des bourgeois, des nobles, parfois de grands seigneurs, des prêtres, des moines, des artisans, on n'y voit guère d'abbés, d'évêques, de théologiens, de docteurs de l'Église23. (Ceux-là, il est vrai, n'avaient guère d'intérêt à se convertir à l'hérésie, mais les conversions sont loin d'être toujours déterminées par l'intérêt). L'hérésie a triomphé autant grâce à l'ignorance religieuse d'une société laïcisée que grâce à la force de sa doctrine. Pour tout dire, cette hérésie manifeste pouvait apparaître à bien des catholiques sincères comme l'expression de l'orthodoxie la plus pure.