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Enfin, quoi que l'on ait pu dire sur le caractère inhumain et aristocratique de cette religion d'élus, ses ministres étaient infiniment plus proches de leurs fidèles que ne l'étaient les pasteurs catholiques. Pauvres, ils se mêlaient à la vie du peuple et partageaient ses travaux; ils ne dédaignaient pas de s'asseoir devant un métier à tisser, ni d'aider les moissonneurs à ramasser le blé; ils redonnaient du courage aux plus pauvres par l'exemple d'une vie plus dure que celle du dernier des paysans. Ils représentaient pour leurs fidèles une force réelle, celle qui n'a pas besoin de pompe ni de cérémonies pour s'imposer. Ils étaient, comme ils le disaient eux-mêmes, l'Église d'Amour, ils ne faisaient violence à personne. Et leur Église devenait puissante et prospère dans le pays, parce que ceux qui se convertissaient à leur religion avaient le sentiment d'appartenir à une communauté plus riche de vie intérieure, plus vivante et plus unie que ne l'était l'Église catholique.

Nous savons peu de chose sur les "croyants" cathares; pas même leur nombre approximatif. Nous savons que la population de certains bourgs, de certains châteaux se composait entièrement d'hérétiques, que dans certaines régions, comme la vallée de l'Ariège, ils étaient nettement en majorité, que dans certaines corporations, ils étaient plus nombreux que dans d'autres - ainsi le mot de "tisserands" était-il un sobriquet populaire servant à désigner les hérétiques - mais tous comptes faits, cette masse croyante nous apparaît aujourd'hui comme quelque chose de beaucoup plus imprécis, de plus flottant, de plus désorganisé qu'elle ne l'était en réalité. La trace de l'organisation de cette Église ne trouve place dans aucun document officieclass="underline" la suite des événements montrera que ces gens n'avaient nul intérêt à se faire enregistrer officiellement comme hérétiques.

Cette organisation existait. D'abord, les provinces avaient chacune leur évêque, assisté d'un "fils majeur" et d'un "fils mineur"; avant de mourir l'évêque ordonnait son fils majeur pour lui succéder, le fils mineur devenait fils majeur, et l'assemblée des parfaits de la région élisait un nouveau fils mineur. Chaque localité importante avait son diacre, assisté d'un nombre plus ou moins grand de parfaits et de parfaites. On sait qu'ils ne furent jamais nombreux. Toute la partie administrative et financière de l'organisation de cette Église reposait sur les épaules de croyants qui vivaient encore dans le monde, depuis les riches commerçants auxquels étaient confiés les fonds nécessaires pour l'entretien des maisons communes, jusqu'aux hommes et femmes du peuple qui servaient de messagers, d'agents de liaison ou de guides. Partout où les bons hommes s'arrêtaient pour prêcher, ils trouvaient asile dans la maison d'un croyant fidèle, connu pour l'honnêteté de sa vie ou par son zèle pour sa religion. Quand on lit dans les procès verbaux de l'Inquisition que la maison d'un tel ou d'une telle avait reçu des parfaits, on peut supposer que les croyants jugés dignes de cet honneur n'étaient pas choisis au hasard et qu'ils constituaient déjà une certaine aristocratie dans la masse des fidèles.

Enfin, dans les maisons de la communauté vivait toujours un certain nombre de personnes désireuses de recevoir l'Esprit et dont la vie était consacrée à l'étude de l'enseignement de l'Église et à la prière; ceux-là, jeunes gens confiés aux parfaits par leurs parents souvent depuis la plus tendre enfance, ou convertis de tout âge, bien que non encore "consolés", n'entraient plus dans la catégorie des simples croyants. Il y avait aussi les croyants qui, tout en vivant dans le monde, observaient déjà une partie des règles imposées aux parfaits: la chasteté, le jeûne, la prière. Il y avait également - et c'était la majorité - ceux qui vivaient comme tout le monde et se contentaient d'assister au culte et de vénérer les bons hommes.

Ceux-là n'étaient, en théorie, soumis qu'à l'obligation de faire leur melioramentum ou vénération devant les bons hommes, cérémonie très simple qui consistait à s'incliner trois fois devant le parfait et de lui dire: "Priez Dieu pour qu'il fasse de moi un bon chrétien et qu'il m'accorde une bonne mort". Le parfait bénissait le croyant et disait: "Que Dieu fasse de toi un bon chrétien et qu'il te mène à une bonne mort". Le croyant n'avait pas d'autre obligation religieuse et pouvait même, par prudence, continuer à fréquenter les églises catholiques. Les croyants étaient des gens qui n'allaient plus à l'église, ou n'y allaient que par crainte ou par coutume. Et comme nous avons pu le voir, dans bien des paroisses ils n'avaient même pas besoin de le faire.

Ceux qui avaient une foi sincère, s'ils n'avaient pas de part au sacrement, faisaient régulièrement - en général une fois par mois - leur aparelhamentum ou mise au point: ils devaient faire publiquement l'aveu de leurs péchés et demander le pardon de Dieu. Ce n'était pas une véritable confession publique, mais une espèce d'acte de contrition rédigé en termes assez généraux pour comprendre tous les péchés, surtout ceux de paresse et de négligence à accomplir la volonté de Dieu. Le parfait officiant remet aux croyants leurs péchés et leur impose une pénitence faite de jeûnes et de prières. Les cathares prient beaucoup, mais leur prière consiste surtout à répéter le Pater en langue occitane (avec les mots "pain suprasubstantiel" pour "pain quotidien") et à méditer sur les commentaires de l'oraison dominicale. Il existe des prières cathares24, mais la vraie, la grande, la seule prière, celle qui est le centre du culte et la nourriture quotidienne du parfait comme du croyant, est toujours le Pater.

On voit donc que la vie du croyant cathare, malgré la non-participation aux sacrements, était une vie religieuse réelle, plus intense même, plus profonde que ne pouvait l'être la vie religieuse de la majorité des catholiques, grâce au simple fait que l'Église cathare était, sinon persécutée, du moins illégale et encore à moitié clandestine. Il est vrai que dans beaucoup de régions, elle ne l'était même plus; à l'époque de la Croisade, un grand nombre de personnes avait déjà dû se convertir au catharisme pour faire comme tout le monde et par intérêt. Mais la nouvelle Église gardait encore tout son caractère d'Église persécutée. L'homme qui se faisait hérétique par conviction pouvait retremper sa foi dans le souvenir de bûchers encore récents. À la fin du xiie siècle, la communauté cathare dispose de biens importants: non seulement les parfaits - hommes de milieux aisés pour la plupart - lui font abandon de leurs biens, mais beaucoup de croyants lèguent à leur lit de mort toute leur fortune à l'Église nouvelle; beaucoup de croyants riches et puissants font des donations aux bons hommes, et pas seulement des dons en argent, mais des terres, des maisons, des châteaux. Malgré la règle de pauvreté absolue qu'ils se sont imposée et dont ils ne dérogent pas, les parfaits acceptent tous les dons, qu'ils font administrer dans l'intérêt de leur Église. On les accuse même déjà de rapacité et d'avarice (leurs ennemis le font, du moins, leurs amis pas encore). C'est qu'en dehors des secours d'urgence aux pauvres, les communautés cathares doivent entretenir leurs "maisons", qui sont à la fois écoles, monastères et hôpitaux; ils fondent en outre des communautés ouvrières, en particulier de grands ateliers de tissage qui sont en même temps des centres d'éducation de la jeunesse et des maisons de préparation au noviciat. De plus, un très grand nombre de femmes nobles abandonnent leurs maisons et leurs biens à la communauté et fondent ainsi de véritables couvents où elles élèvent les filles de croyants nécessiteux et les filles de nobles qui veulent consacrer leurs enfants au service de Dieu. Dans les montagnes de l'Ariège se forment des ermitages où des veuves, des jeunes filles désireuses de garder une virginité perpétuelle et même des femmes mariées, qui se sont séparées de leurs maris pour mieux servir Dieu, se réunissent et vivent dans des grottes ou de petites cabanes isolées, s'abandonnant à la méditation et à la prière; et ces communautés de recluses acquièrent dans le pays une grande réputation de sainteté.