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Les circonstances qui ont amené Innocent III à sévir contre le comte de Toulouse justifient, à priori, l'appel du pape: les terres soumises, de près ou de loin, à l'autorité du comte, étaient gagnées par l'hérésie, et le 14 janvier 1208 le légat du pape, Frère Pierre de Castelnau, avait été assassiné à Saint-Gilles par un officier de Raymond VI.

Le meurtre d'un légat - ambassadeur plénipotentiaire du pape - était un crime capital, justifiant une déclaration de guerre. L'Église n'était pas, en principe, une puissance temporelle; elle ne pouvait répondre à cet affront sanglant que par des châtiments d'ordre spirituel. Ceux dont elle disposait étaient redoutables: devant l'excommunication et l'interdit les rois s'inclinaient et consentaient à bouleverser leurs alliances politiques et leur vie privée pour éviter les foudres de l'Église.

Excommunié pour le meurtre de Thomas Becket, en 1170, le roi Henri II d'Angleterre n'avait obtenu le pardon du pape qu'après une amende honorable et une humiliation publique; la France n'était pas encore près d'oublier les longs mois d'interdit qu'à cause du divorce illégal de Philippe Auguste elle avait dû subir en 1200. L'excommunication faisait de l'homme qui en était l'objet un mort civil et déliait ses proches et ses sujets de toute obligation envers lui; l'interdit paralysait la vie d'un pays, en excluant son peuple de toute participation aux sacrements et aux pratiques religieuses qui étaient, pour la majorité des chrétiens, aussi nécessaires que le pain quotidien.

On voit le pape intervenir dans l'élection de l'empereur et chercher à imposer son candidat malgré la volonté des princes allemands, jeter l'interdit sur l'Angleterre à cause de l'obstination du roi Jean à se choisir un archevêque selon son goût. Philippe Auguste se soumet, Jean s'humilie et rend sa couronne pour la reprendre des mains du légat. Le roi d'Aragon, prince catholique engagé dans une perpétuelle croisade contre les Maures, vient à Rome prêter serment au pape et tenir sa couronne de lui, tant il sait que l'amitié de Rome est une garantie de stabilité intérieure. Innocent III est un pape qui entend traiter tous les rois catholiques comme ses vassaux.

Mais lors de l'excommunication prononcée contre le comte de Toulouse, le pape savait que ses armes habituelles n'avaient aucun pouvoir, et qu'il était vain de condamner à l'interdit une terre qui, déjà presque ouvertement, se détachait de l'Église de Rome.

Le crime de Raymond VI était de gouverner un pays où le pouvoir de l'Église déclinait, et de ne rien faire pour remédier à cet état de choses. La croisade déclenchée contre une terre depuis mille ans chrétienne avait pour but avoué la destitution d'un souverain légitime, et par ce fait même trop enclin à prendre le parti de ses sujets. Pour sauver l'Église du péril qu'elle courait dans le Midi de la France, il fallait soumettre ce pays à une autorité étrangère qui eût le courage d'agir sans ménagements. Le programme de cette opération de grande envergure est déjà tout tracé dans la lettre qu'Innocent III envoie au roi de France avant l'assassinat du légat: "À toi de chasser le comte de Toulouse de la terre qu'il occupe et de l'enlever aux sectaires pour la donner à de bons catholiques qui puissent, sous ton heureuse domination, servir fidèlement le Seigneur3".

Les territoires soumis au comte de Toulouse étaient depuis près d'un siècle un foyer notoire d'hérésie. Dans tous les pays chrétiens, les foyers d'hérésie plus ou moins importants existaient en permanence depuis l'établissement même de l'Église. À l'époque des Croisades, non seulement les pays slaves, mais tout le Nord de l'Italie étaient le terrain de luttes incessantes entre catholiques et hérétiques. Dans le Midi de la France, les hérétiques, sans être en majorité, constituaient depuis longtemps une partie importante de la population. L'Église s'en désolait, excommuniait, luttait par tous les moyens, y compris le recours au bras séculier, mais ses efforts, dans ce pays du moins, se révélaient de plus en plus inefficaces; l'hérésie, ou plutôt les hérésies gagnaient du terrain un peu partout avec une rapidité croissante. Depuis plus de quatre ans, Innocent III se rendait compte que seule une grande expédition armée aurait quelques chances de triompher de l'hérésie.

Le meurtre de Pierre de Castelnau avait été un de ces assassinats politiques dont (avec plus de raison encore que de l'exécution du duc d'Enghien) on pourrait dire que c'était plus qu'un crime: une faute. Il y a d'ailleurs tout lieu de croire que le comte ne l'avait pas ordonné.

Légat du siège apostolique en Languedoc, Pierre de Castelnau, archidiacre de Maguelonne et moine de l'abbaye cistercienne de Fontfroide, luttait depuis longtemps contre l'opposition des pouvoirs publics à l'œuvre de l'Église.

Pour convertir les rebelles, Pierre de Castelnau s'était lancé dans une intense activité politique. Avec son compagnon Arnaud-Amaury, abbé de Citeaux, Pierre de Castelnau s'est d'abord attaqué aux prélats du Languedoc, suspects de favoriser (ou du moins de tolérer) l'hérésie: en 1205, il suspend de son office l'évêque de Béziers, puis l'évêque de Viviers; puis les légats font instruire le procès du primat d'Occitanie, Bérenger II, archevêque de Narbonne, qui ne se laisse pas intimider et entre en lutte ouverte contre les envoyés du pape.

Enfin, vers la fin de 1207, Pierre parvient à réunir une ligne de barons méridionaux, ligue destinée à poursuivre les hérétiques; sommé de s'associer à cette ligue, Raymond VI refuse. Comme le dit Pierre des Vaux de Cernay, l'homme de Dieu (Pierre de Castelnau) poussa les seigneurs de Provence à se révolter contre leur suzerain4. Bien plus, devant le mécontentement du comte, le légat lui tient tête, l'excommunie publiquement, jette l'interdit sur le comté et, après une scène des plus vives, finit par lancer au comte son anathème: "...qui vous dépossédera fera bien, qui vous frappera de mort sera béni". Néanmoins, l'excommunication fait son effet: le comte de Toulouse se soumet et fait de nouveau les promesses que l'on exige de lui.

Après une entrevue des plus orageuses avec le comte, à Saint-Gilles, Pierre de Castelnau et son compagnon l'évêque de Couserans quittent la ville. Le lendemain matin, au moment où les envoyés du pape se préparent à franchir le Rhône, un officier de la suite du comte se précipite sur le légat et le transperce de son épieu.

Le résumé de l'activité de Pierre de Castelnau prouve amplement que le légat n'était pas un personnage commode et qu'il ne craignait nullement de se faire des ennemis. Mais à un moment où les relations entre le comte de Toulouse et l'Église étaient déjà très tendues, le meurtre d'un ambassadeur du Saint-Siège devait être la goutte qui fit déborder la coupe. Innocent III, qui depuis longtemps songeait à une croisade contre un pays infecté d'hérésie, n'attendait qu'un fait concret, éclatant, propre à frapper les imaginations, propre à justifier une déclaration de guerre.

La papauté n'avait pas d'armée à sa solde. Les croisades, guerres assez populaires au siècle précédent, étaient, malgré la participation de rois et de princes, des guerres de volontaires avant tout: le pape ne pouvait pas forcer le roi de France à se croiser, et il ne parvint pas à l'y décider. Le succès de l'entreprise dépendait uniquement de la bonne volonté des grands et petits seigneurs qui consentiraient à y prendre part. Le pape fit donc envoyer des lettres à tous les évêques de France afin de déclencher une campagne de propagande en faveur de la nouvelle croisade.