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Saint François d'Assise a été l'ami de saint Dominique et saint Dominique l'ami de Simon de Montfort. Ce qui était enjeu - la vie même de l'Église - justifiait le fanatisme, et il faut se garder de prendre trop à la légère les sentiments qui ont poussé à la violence.

Dans le Midi de la France, l'Église cathare n'était un danger ni pour la moralité publique, ni pour la vie sociale, ni pour les autorités civiles; elle était un danger pour l'Église catholique. Nous avons pu voir qu'au XIIe siècle l'Église était un véritable État dans l'État, une puissance organisée, souvent despotique, et contre laquelle les rois eux-mêmes menaient une lutte incessante, plus ou moins ouverte, et rarement couronnée de succès. Elle n'en était pas moins une partie organique de la société médiévale. Mais la décadence progressive de l'Église dans les pays de langue d'oc au cours du XIIe siècle, liée au développement du catharisme, avait fini par créer un état de choses jusqu'alors impensable et inadmissible aux yeux de tout catholique sincère: au cœur même de la chrétienté, un pays de vieille tradition chrétienne, prospère, relativement puissant, centre de grand commerce, foyer d'une civilisation universellement admirée, était en train de devenir un pays qui non seulement pouvait se passer de l'Église catholique, mais semblait ouvertement rejeter son autorité au profit d'une religion nouvelle.

Or, ce qui était menacé par cette nouvelle religion, ce n'étaient pas seulement les intérêts matériels de l'Église, sa hiérarchie, ses privilèges, mais aussi sa vie spirituelle, péniblement conquise, mûrie au long des siècles, consacrée par les prières de milliers de saints connus et inconnus; une vie mystique tout entière basée sur le sacrifice quotidien de la messe, sur la présence permanente et réelle du Christ dans son Église. Elle avait assimilé et transfiguré les civilisations anciennes, elle avait protégé les pauvres et construit les cathédrales, créé les écoles, inventé ou redécouvert les sciences, produit des œuvres d'art d'une splendeur incomparable, mis Dieu à la portée des plus humbles et parfois abaissé les forts. Sa tradition reposait sur des bases qu'on ne pouvait plus ébranler sans mettre en péril tout l'édifice de la civilisation médiévale, et la croix et l'hostie n'étaient pas de simples accessoires, mais le cœur même de la foi chrétienne.

Une Église nouvelle qui niait non seulement les traditions les plus sacrées, mais jusqu'aux dogmes essentiels de l'Église catholique, ne pouvait en rester au stade d'une co-existence paisible, à une époque où l'homme n'admettait pas que la vérité pût avoir deux faces. Tolérer l'hérésie, c'était admettre implicitement que l'hostie n'est pas le vrai corps de Jésus, que les saints de l'Église ont été des menteurs et que les croix des églises et des cimetières ne sont guère mieux que des perchoirs à corbeaux. Il est des choses que l'on n'a pas le droit de tolérer: on n'appellerait pas tolérant un homme qui laisserait publiquement insulter sa mère.

L'indignation de l'Église catholique était donc légitime; d'autant plus légitime que ses adversaires étaient des hommes nourris de sa tradition, élevés sur un sol chrétien; qu'ils se servaient, pour l'attaquer, d'armes qu'elle avait elle-même mises à leur portée: qui d'autre que l'Église avait inspiré aux convertis hérétiques ces exigences de pureté et de charité chrétiennes au nom desquelles ils la condamnaient? L'Église de Rome, toute "Église du Diable" qu'elle fût, avait seule rendu possible l'expansion de la foi cathare; ses adversaires l'attaquaient au nom du Christ que depuis des siècles elle avait su faire aimer.

L'emploi de la force n'était pas scandaleux en soi: il faisait partie des compromis inévitables que toute Église établie est amenée à faire avec les pouvoirs temporels; il y avait dans tous les pays chrétiens une justice d'Église qui punissait les délits commis par les clercs, les délits de mœurs et aussi les crimes de sorcellerie et de commerce avec le diable.

Encore l'Église n'assimilait-elle pas a priori l'hérétique au sorcier, et se montrait parfois plus compréhensive que les pouvoirs publics. Ainsi saint Bernard, parlant des hérétiques massacrés à Cologne, écrit au pape: "Le peuple de Cologne a dépassé la mesure. Si nous approuvons son zèle nous n'approuvons nullement ce qu'il a fait, car la foi est œuvre de persuasion, on ne l'impose pas40". Au XIe siècle Wazon, évêque de Liège, proteste contre les cruautés commises par les Français qui, dans leur haine farouche de l'hérésie, s'étaient mis à massacrer toutes les personnes ayant le teint pâle: la réputation d'ascétisme des parfaits était aussi ancienne qu'universellement répandue.

L'Église d'avant l'Inquisition n'était pas plus intolérante que la société laïque; sans doute peut-on l'accuser d'avoir créé elle-même cet esprit d'intolérance dont elle réprouvait parfois les excès; cependant il serait vain de prétendre séparer la conscience de l'Église de celle des peuples chrétiens. Le catholicisme était autre chose qu'une administration internationale représentée par une armée de fonctionnaires soumis à l'archevêque de Rome.

L'Église disposait de pouvoirs trop grands pour ne pas céder à la tentation d'en abuser; mais le plus souvent elle se contentait de maintenir l'ordre public dans les domaines qui étaient de sa compétence, d'une façon plus ou moins brutale suivant les cas. Il n'est pas plus immoral de brûler un homme pour sorcellerie que d'en pendre un autre pour vol d'un jambon. Si l'Église assumait des fonctions de justice pénale, c'est qu'une grande partie des fonctions administratives était entre ses mains; elle n'avait pas eu à usurper ces fonctions: elle les avait assumées à une époque où personne d'autre n'était capable de s'en charger.

Les personnes qui professaient des opinions religieuses manifestement contraires aux enseignements de l'Église, et qui refusaient de renoncer à leurs erreurs, étaient donc passibles de la mort par le feu, de par les lois en vigueur. Mais l'arme véritable de l'Église dans la lutte contre les hérésies était, en principe, la persuasion. Une persuasion qui prenait le plus souvent le caractère de l'intimidation pure et simple: l'hérétique supposé risquait l'excommunication, avec toutes ses conséquences: retranché de l'Église l'excommunié était pratiquement mis au ban de la société. Dans un pays comme la France du Nord, où peuple et clergé étaient également fanatiques, le siège apostolique devait plutôt songer à freiner le zèle de ses évêques qu'à envoyer des missionnaires. Dans le Midi de la France, foyer notoire d'hérésie, les papes organisent des campagnes de prédication, et tentent de réformer les mœurs de l'Église.

Ces dernières tentatives n'ont guère de résultats, si l'on s'en remet au témoignage d'Innocent III sur le clergé occitan. La prédication n'a guère plus de succès.

Saint Bernard lui-même s'était pourtant fait l'apôtre de la foi catholique et était venu prêcher dans le Midi en 1145, en compagnie du légat Albéric, évêque d'Ostie, et de Geoffroy, évêque de Chartres. Son témoignage est formeclass="underline" l'hérésie triomphe. "Les basiliques sont sans fidèles, les fidèles sans prêtres, les prêtres sans honneur. Il n'y a plus que des chrétiens sans Christ. Les sacrements sont vilipendés, les fêtes ne sont plus solennisées. Les hommes meurent dans leur péché. On prive les enfants de la vie du Christ en leur refusant la grâce du baptême41". Ceci se passait soixante ans avant la croisade. Même en supposant que saint Bernard, dans sa pieuse consternation, ait exagéré l'étendue du désastre, ce qu'il dit prouve assez la décadence de l'Église dans les régions qu'il a visitées.

Dans la cathédrale d'Albi, le jour de son arrivée, saint Bernard prêche devant trente personnes. Il est vrai que le troisième jour l'immense église est déjà trop petite pour contenir la foule des auditeurs enthousiasmés par la prédication du saint; mais cet enthousiasme n'était sans doute qu'un feu de paille, et la prédication de saint Bernard resta sans effet.