La croisade de prédication envoyée par le pape Alexandre III en 1179 (malgré l'abjuration forcée et la spectaculaire condamnation de Pierre Mauran, dit "saint Jean l'Évangéliste") eut encore moins de succès: quelques hérétiques impressionnés se soumirent en apparence, mais après le départ des légats, le peuple, ému par cette intrusion brutale d'une puissance étrangère dans les affaires du pays, manifesta plus ouvertement son respect pour l'hérésie. L'année suivante le pape commence à songer à faire appel au bras séculier: au concile œcuménique de Latran (1179) il déclare: "Bien que l'Église, comme le dit saint Léon, se contente d'un jugement sacerdotal et n'emploie pas les exécutions sanglantes, elle doit pourtant recourir aux lois séculières et demander l'aide des princes, afin que la crainte d'un supplice temporel oblige les hommes à employer le remède spirituel. Donc, comme les hérétiques, que les uns nomment cathares, les autres patarins et les autres publicains, ont fait de grands progrès dans la Gascogne, l'Albigeois, le pays de Toulouse et ailleurs, qu'ils y enseignent publiquement leurs erreurs et tâchent de pervertir les simples, nous les déclarons anathèmes, avec leurs protecteurs et recéleurs42..."
Ceci est déjà un aveu d'impuissance: le pape constate que l'Église ne peut plus lutter contre l'hérésie par ses propres moyens. Dans le Midi de la France comme dans le Nord de l'Italie, Rome ordonne aux pouvoir tant ecclésiastiques que séculiers de mener une véritable campagne de répression policière contre les hérétiques. Le pape Lucius III, à la suite du concile de Vérone, enjoint aux évêques de faire visiter leurs diocèses pour rechercher les hérétiques, et prescrit aux seigneurs et aux consuls d'aider les évêques dans cette tâche sous peine d'excommunication et d'interdit. Le légat du pape, Henri, abbé de Clairvaux (plus tard évêque d'Albono), ne se contente pas d'organiser des conciles pour réformer les mœurs du clergé, il dépose l'archevêque de Narbonne, et parvient même à réunir un certain nombre de chevaliers catholiques du pays, qui viennent mettre le siège devant Lavaur, un des principaux foyers de l'hérésie en Languedoc (1181).
La tactique des grands féodaux du Languedoc à l'égard de Rome ne varie guère: elle consiste à promettre et à ne pas tenir les promesses. C'était, de leur part, la seule attitude possible. Si Raymond V, poussé par des considérations d'ordre politique, tentait encore de prendre ouvertement le parti de l'Église, son fils, constatant l'importance de l'élément hérétique dans le pays, fera son possible pour vivre en paix entre les deux religions rivales.
Raymond VI succède à son père en 1194. Quatre ans plus tard, Lothario Conti, cardinal-diacre, âgé de trente-huit ans seulement, mais issu de la haute noblesse romaine, et aussi populaire dans sa ville qu'estimé des milieux ecclésiastiques de Rome, est élu pape sous le nom d'Innocent III. L'admiration qu'inspirent ses capacités et son caractère est telle que malgré son âge, malgré l'éloignement des affaires où l'avait tenu son prédécesseur Célestin III (de la famille des Orsini, ennemie traditionnelle des Conti), malgré le fait qu'il n'a même pas encore été ordonné prêtre, la décision des cardinaux est presque unanime et le lendemain même de la mort de Célestin III le jeune cardinal-diacre se voit promu au rang de chef de la chrétienté.
Il assumera ce rôle avec une sincérité implacable: pendant les dix-huit ans de son pontificat il se conduira en véritable remplaçant de Dieu sur la terre dictant sa volonté aux rois et aux peuples sans égard pour les intérêts particuliers, sans hésitations devant les difficultés pratiques auxquelles ses ordres pouvaient se heurter. Homme d'action et théoricien, il pose comme postulat la suprématie absolue de l'Église, et se voit appelé à diriger les rois pour les forcer à servir les intérêts de Dieu.
Si Innocent III a su soumettre Philippe Auguste et Jean sans Terre, obtenir l'hommage direct du roi d'Aragon, lancer la chevalerie allemande contre les païens du Nord et la chevalerie franque contre les Sarrasins (croisade qui aboutira malgré lui à la prise de Constantinople, ce dont il profitera pour essayer d'étendre son empire sur l'Église grecque), s'il réussit à imposer partout ses légats comme des ministres chargés de diriger la politiques des princes, il est bien évident qu'il ne pouvait, encore moins que ses prédécesseurs, tolérer le scandale qu'était un pays où l'Église était publiquement bafouée par le peuple et les pouvoirs publics.
Cependant, Innocent III, le principal responsable de la croisade contre l'hérésie, n'était pas un fanatique. Ses lettres pastorales nous le montrent circonspect, soucieux d'agir avec justice et modération. Devant les cas d'hérésie que lui signalent l'évêque d'Auxerre ou l'archevêque de Sens, il doute, hésite, demande des preuves, des enquêtes et finit, dans l'incertitude, par conclure à l'innocence des accusés.
Quand il envoie ses légats en Languedoc, Innocent III, cherchant à s'attaquer aux causes plutôt qu'aux effets du désastre, commence par s'en prendre aux évêques du pays et aux pouvoirs publics. Il estime que c'est le mauvais exemple donné par le clergé qui autorise "l'insolence des hérétiques". Mais ce pape qui se flatte de réduire à merci les rois est mal obéi par ses propres subordonnés: l'autorité de l'Église est une arme à double tranchant. Il est vrai, Guillaume de Roquessels, évêque de Béziers, Nicolas, évêque de Viviers; Raymond de Rabastens, évêque de Toulouse; Bérenger, archevêque de Narbonne, sont déclarés suspendus de leurs fonctions par les légats. Mesure révolutionnaire et nullement propre à attirer au pape la sympathie du haut clergé; l'archevêque de Narbonne et l'évêque de Béziers refuseront d'obéir, allégueront l'incompétence des légats, feront traîner leurs procès en longueur; Bérenger ne sera déposé qu'en pleine croisade et Guillaume de Roquessels mourra assassiné, en 1205, avant la fin de l'instruction de son procès. Raymond de Rabastens, qui avait de si scandaleuse façon ruiné le domaine épiscopal de Toulouse, résistera pendant des mois. Mais la tentative de réforme engagée par le pape commence à prendre l'aspect d'une lutte entre deux clans rivaux: le clergé local et les ordres réguliers plus directement soumis au pape, en particulier les moines cisterciens. Ce sont eux qui, jusqu'au bout, mèneront le jeu.
Le pape n'a plus à compter sur l'appui des évêques, il doit donner carte blanche aux légats et les laisser agir selon leurs possibilités. Si auprès des prélats les légats se heurtent à une mauvaise volonté plus ou moins déguisée, auprès des pouvoirs publics les envoyés du pape ne rencontrent qu'hostilité et dérobades.
Seigneurs et consuls protestent de leur fidélité à l'Église et refusent de poursuivre les hérétiques. Le comte de Toulouse, déjà excommunié par Célestin III pour avoir persécuté des moines, a fait sa paix avec l'Église et, pardonné par le nouveau pape, continue à protéger les cathares, à dépouiller les abbayes et à transformer les couvents en forteresses. Le légat Pierre de Castelnau obtient de nouveau des engagements, des promesses formelles, aussi peu tenues que les précédentes. Un modus vivendi s'était établi dans le pays entre l'Église et l'hérésie, et les chefs cathares, théoriquement passibles des peines les plus sévères, ne craignaient pas de paraître en public à côté des évêques et d'entamer avec eux des controverses théologiques.
C'est sur la campagne de prédication que vont porter les efforts d'Innocent III au cours des premières dix années de son pontificat, surtout entre 1203 et 1208. Avec son assurance d'homme certain de posséder la vérité, il espère fermement ramener les égarés en dissipant l'ignorance où les avait tenus l'incapacité de leurs chefs spirituels. Tout comme ses prédécesseurs, Grégoire VII et Alexandre III, il cherchera à convertir ceux des présumés hérétiques qui lui paraissent s'écarter moins de l'orthodoxie que les autres. Ainsi, en 1201, donne-t-il aux Humiliés, précurseurs de saint François d'Assise, injustement accusés d'hérésie, des règles où l'on voit l'influence des pratiques vaudoises. En 1208, il prend sous sa protection Durand de Huesca, vaudois converti auquel il permet de fonder un ordre qui rappelle, pas son organisation, les communautés hérétiques; et ces "pauvres catholiques" dont le clergé continuera à se méfier seront encouragés par le pape, qui verra dans leur mouvement le germe d'une réforme profonde de l'Église par la prédication laïque ou semi-laïque.