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II - SAINT DOMINIQUE, SON APOSTOLAT ET SON ÉCHEC

Ce grand mouvement de réforme religieuse, auquel les événements devaient donner un caractère sinistre en l'associant à l'Inquisition, prit naissance sur les routes pierreuses du Languedoc, où deux hommes marchant pieds nus dans la poussière, sous un brûlant soleil d'été, allèrent un jour mendier le droit d'être écoutés en même temps que leur pain quotidien.

L'évêque d'Osma, âgé et fatigué, devait, un an après, rentrer en Espagne pour y mourir. Il accompagna pourtant Dominique dans la plupart de ses voyages et prit part aux conférences contradictoires de Servian, de Béziers, de Carcassonne, de Verfeil, de Montréal, de Fanjeaux, de Pamiers. Entre ces conférences publiques auxquelles étaient invités les chefs de l'Église cathare, Dominique parcourt inlassablement le pays, visite villages, bourgs et châteaux, donnant l'exemple d'une vie plus austère que celle des parfaits.

Il n'est pas toujours bien reçu, loin de là. "Les adversaires de la vérité, dit Jourdain de Saxe, se moquaient de lui, lui jetaient de la boue et de vilaines choses et lui attachaient de la paille derrière le dos". De tels traitements n'ont pas de quoi troubler une âme aussi ardente que celle de Dominique. Le même Jourdain rapporte la réponse que le saint fit à des hérétiques qui lui avaient demandé: "Que ferais-tu si nous nous saisissions de toi? - Je vous supplierais, répondit-il, de ne pas me mettre à mort du coup, mais de m'arracher les membres un à un, pour prolonger mon martyre; je voudrais n'être plus qu'un tronc sans membres, avoir les yeux arrachés, rouler dans mon sang, afin de conquérir une plus belle couronne de martyre45!"

La démesure tout espagnole de ce discours a dû décourager ses adversaires, qui, s'ils persistaient à voir en Dominique un envoyé du diable, pouvaient se rendre compte qu'ils n'avaient aucun pouvoir sur ce forcené. Il traversait en chantant les villages où hommes et femmes le poursuivaient de menaces et de quolibets; fatigué, il s'endormait sur le bord du chemin.

Mais même ses apologistes les plus fervents parlent davantage de ses miracles (peu convaincants) que du nombre des conversions qu'il a obtenues.

L'énumération des conférences contradictoires est en elle-même assez édifiante: saint Dominique et l'évêque d'Osma prêchèrent à Montpellier - sans succès. Ils prêchèrent à Servian, où les ministres cathares Baudoin et Thierry, voyant leur attitude humble et leurs pieds ensanglantés, consentirent à discuter avec eux; après huit jours de débats, les deux missionnaires catholiques se retirent sans avoir obtenu d'autre résultat que des marques de respect des catholiques locaux. À Béziers, les deux Espagnols prêchent, avec les légats, pendant quinze jours et discutent avec les parfaits sans obtenir d'autre résultat que la conversion de quelques croyants.

À Carcassonne, ils prêchent pendant huit jours sans rien obtenir. À Montréal, ils rencontrent Guilhabert de Castres, le plus grand prédicateur cathare de l'époque, fils majeur de l'évêque cathare de Toulouse, ainsi que les diacres Benoît de Termes et Pons Jordan et un grand nombre de parfaits. Le cathare Arnaud Hot soutint publiquement (selon Guillaume de Puylaurens) que "...l'Église romaine, défendue par l'évêque d'Osma, n'était ni sainte ni épouse du Christ; mais épouse du diable et doctrine des démons. C'était la Babylone que Jean appelait, dans l'Apocalypse, la mère des fornications et des abominations, ivre du sang des saints et des martyrs de Jésus-Christ. Son ordination n'était ni sainte, ni bonne, ni établie par le Seigneur Jésus-Christ. Jamais le Christ ni ses apôtres n'avaient ordonné ni posé la règle de la messe telle qu'elle est aujourd'hui". L'évêque d'Osma offre de prouver le contraire en s'appuyant sur le Nouveau Testament.

("Ô douleur! s'exclame l'historien, chez des chrétiens les statuts de l'Église et de la foi catholique étaient tombés dans un tel avilissement que des juges laïques avaient à se prononcer sur de pareils blasphèmes46!" Constatation pertinente s'il en fut. Mais les juges qui devaient se prononcer sur ce débat se trouvèrent d'avis si contraires qu'ils se séparèrent sans avoir rien décidé).

À Verfeil, qui avait déjà mal accueilli saint Bernard, les envoyés du pape discutent avec les cathares Pons Jordan et Arnaud Arifat, les deux parties semblent avoir du mal à se comprendre, soit pour des raisons de difficultés linguistiques (certains cathares ne parlent pas le latin), soit par suite du manque de clarté dans les discours des orateurs: l'évêque d'Osma se retire, indigné, s'imaginant que les hérétiques se représentent Dieu comme un homme assis dans le ciel et dont les jambes sont si longues qu'elles occupent la distance entre le ciel et la terre! "Que Dieu vous maudisse, dit-il, grossiers hérétiques en qui je croyais vainement trouver quelque finesse d'intelligence47".

La dernière conférence eut lieu à Pamiers, sous le haut patronage du comte de Foix qui prête pour les débats son château du Castela. L'évêque d'Osma et Dominique y sont secondés par Foulques, le nouvel évêque de Toulouse et Navarre, nouvel évêque de Couserans. Les vaudois sont aussi nombreux à Pamiers que les cathares, les deux sectes délèguent leurs orateurs; la sœur du comte, Esclarmonde, parfaite elle-même et grande protectrice des hérétiques, prend part aux débats. Ici, la mission catholique a plus de succès qu'ailleurs, puisque le vaudois Durand de Huesca fait pénitence avec un certain nombre de ses amis. Mais, en général, le succès est plus que médiocre.

La mission se disloque. L'évêque d'Osma retourne en Espagne, le légat Raoul part également, Arnaud-Amaury est rappelé en France par les affaires de son ordre, Pierre de Castelnau (d'ailleurs très impopulaire dans le pays) est trop occupé par ses démêlés avec les féodaux pour se consacrer à la prédication. Dominique seul poursuit inlassablement sa tâche, prêchant sur les routes et dans les villages, été comme hiver, ne vivant que de pain et d'eau, dormant sur la terre nue, émerveillant le peuple par son endurance et par l'autorité enflammée de ses discours.

Quand on songe qu'il a commencé sa prédication en 1205 et qu'en juin 1209 l'armée croisée envahissait le pays, on peut regretter que cet authentique apôtre de l'Église ait disposé d'aussi peu de temps pour mener à bien une œuvre qui eût pu donner des résultats durables. Et pourtant - un Dominicain du temps de saint Louis, Étienne de Salagnac, attribue au fondateur de son ordre des paroles cruelles qui semblent montrer que la patience chrétienne n'était pas du nombre des vertus de saint Dominique: "Depuis plusieurs années, aurait-il dit à la foule réunie à Prouille, je vous ai fait entendre des paroles de paix. J'ai prêché, j'ai supplié, j'ai pleuré. Mais, comme on dit vulgairement en Espagne: Là où ne vaut la bénédiction vaudra le bâton. Voici que nous exciterons contre vous les princes et les prélats; et ceux-ci, hélas! convoqueront nations et peuples, et un grand nombre périra par le glaive. Les tours seront détruites, les murailles renversées, et vous serez réduits en servitude. C'est ainsi que prévaudra la force, là où la douceur a échoué". Or, que sont "plusieurs années" dans une œuvre d'évangélisation? Saint Dominique semble abandonner la tâche avant de l'avoir commencée.

Ce n'est pas de tels missionnaires que l'Église catholique avait besoin. Elle avait trop à se faire pardonner pour se permettre de menacer, si elle voulait reconquérir les cœurs des fidèles. Une parole comme celle que nous venons de citer risquait d'aliéner à jamais à saint Dominique la confiance de ceux que l'exemple de sa charité ou de son courage avait pu convertir. Les ministres cathares ne menaçaient pas de faire périr par le glaive ceux qui résistaient à leur prédication.