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Des missionnaires, forts de la robe blanche tachée de sang de Pierre de Castelnau, proclamèrent dans les églises de France la grande pitié d'un pays livré en pâture à l'hérésie. Le légat Arnaud-Amaury, dit Guillaume de Puylaurens, se voyant impuissant de ramener à Dieu les brebis égarées, "gagna la France, qui a toujours été le soldat de Dieu; il s'entendit avec le roi et les barons, tandis que des hommes du peuple, propres à cette mission, se mirent à prêcher au nom de l'autorité apostolique la guerre contre les hérétiques, avec des indulgences analogues à celles qu'on accorde habituellement aux croisés qui traversent les mers pour secourir la Terre sainte5".

"...Que celui qui ne se croisera pas ne boive plus jamais de vin, qu'il ne mange plus sur nappe ni soir ni matin, qu'il ne s'habille plus de chanvre ou de lin, et qu'à sa mort on l'enterre comme un chien6!" Ces paroles que l'auteur de la "Chanson de la Croisade" met dans la bouche d'Arnaud-Amaury au cours de son voyage à Rome n'ont pu être prononcées à Rome, puisque à cette époque le légat se trouvait en France. Mais elles reflètent sans doute assez fidèlement le ton des discours de ce farouche personnage. Le succès de la propagande fut tel que le roi de France, qui avait d'abord cherché à limiter un mouvement qui risquait de lui faire perdre une partie de ses soldats à un moment où il pouvait en avoir besoin, dut aussitôt renoncer à cette tentative.

Il venait des volontaires de Normandie et de Champagne, de l'Anjou et des Flandres, de Picardie et du Limousin; les paysans et les bourgeois se croisent en même temps que les chevaliers, et vont se ranger sous les drapeaux de leurs seigneurs et de leurs évêques. On ne peut évaluer exactement quelle fut l'importance de cette armée; les chiffres des historiens sont très imprécis. Il est certain que ce fut une armée grande pour l'époque, et que sa puissance impressionna les contemporains.

II - LES CROISÉS

Avant d'examiner en détail ce que fut cette hérésie qui provoqua la croisade albigeoise et de nous représenter ce qu'était le pays qui allait devenir le théâtre d'un des drames les plus cruels de notre histoire, il faut se rendre compte de ce qu'étaient les hommes qui ont eu le courage de porter la guerre dans un pays chrétien qui ne les attaquait pas et qui leur était proche par sa race et par sa langue.

Nous avons vu plus haut que les croisades étaient depuis longtemps entrées dans les mœurs de la noblesse occidentale. À part les quatre grandes croisades, il y avait eu, au cours de tout le XIIe siècle, d'innombrables expéditions armées conduites par de grands seigneurs à leurs propres frais, expéditions auxquelles participaient non seulement les vassaux de ces seigneurs mais nombre de volontaires de tout rang et de toutes conditions; beaucoup de ces corps expéditionnaires étaient conduits par des évêques. Dans leur majorité, les croisés étaient des Français, aussi bien du Midi que du Nord. L'Empire chrétien qui était en train de se fonder dans le Proche-Orient était un Empire franc; il avait sans cesse besoin de nouveaux renforts et les royaumes chrétiens de l'Occident payèrent pendant cent ans un lourd tribut en vies humaines à la Terre sainte. Les pèlerins-guerriers n'étaient pas tous animés d'un enthousiasme pur et désintéressé; une grande partie étaient des aventuriers et des ambitieux, mais l'approbation sans réserves que l'Église accordait aux pieuses entreprises qu'étaient les croisades entretenait, chez les hommes qui prenaient la croix, la certitude de servir Dieu et de sauver leur âme en faisant un métier qui, en d'autres circonstances, était entre tous nuisibles au salut: situation combien enviable pour un soldat. Les croisés de Terre sainte bénéficiaient des indulgences accordées par le pape, et celui qui avait participé à une croisade gagnait le pardon de ses péchés et avait en outre des chances de s'enrichir et de s'acquérir une bonne renommée.

Le principe de ces entreprises doublement profitables était séduisant, mais les défaites et l'effondrement progressif de l'Empire franc de Syrie et de Palestine décourageait les chercheurs d'aventures; le nouvel Empire latin de Constantinople semblait offrir des possibilités plus grandes, mais n'avait pas le même pouvoir d'attraction que le Saint-Sépulcre. Et cependant bon nombre de militaires, en France surtout, avaient besoin d'une croisade comme un musulman a besoin d'un pèlerinage à La Mecque. Il ne faut donc pas s'étonner si l'appel du pape rencontra un accueil favorable dans les provinces de la France du Nord.

Les indulgences promises pour cette croisade nouvelle étaient analogues à celles qui étaient accordées aux croisés de Terre sainte; or, l'effort à fournir était beaucoup moins grand. De plus, la croisade était un moyen commode de suspendre le paiement des dettes, de mettre ses biens à l'abri d'éventuelles contestations: les biens d'un croisé étaient déclarés inviolables pendant toute la durée du temps qu'il resterait en croisade.

Il est très probable, en effet, qu'une bonne partie de l'armée croisée se composait - tant parmi les chevaliers que parmi les bourgeois et les hommes du peuple - de pécheurs avides de gagner le pardon de Dieu et de gens perdus de dettes qui espéraient ainsi échapper aux persécutions de leurs créanciers; et surtout de gens qui, ayant déjà fait le vœu de se rendre en Terre Sainte, étaient heureux d'échapper à cette obligation en participant à une croisade moins longue et moins pénible. Si un grand nombre de croisés n'étaient guère que des professionnels de la guerre, toujours heureux de trouver une occasion honorable de se battre, il ne faut tout de même pas oublier que l'armée qui se préparait, s'organisait pour le départ dans les châteaux, les salles d'armes des communes, les champs clos pavoisés et les salles de gardes des palais princiers et épiscopaux était une armée d'hommes qui faisaient coudre une croix sur leurs vêtements de guerre. Le seul fait de prendre la croix était, même pour les plus tièdes, un symbole assez éloquent pour provoquer l'enthousiasme.

Or, comment l'anathème du pape a-t-il pu transformer, du jour au lendemain, le comte de Toulouse en un païen et un infidèle?

Le Languedoc n'était pas séparé de la France par des mers ni par des milliers de lieues; c'était, cependant, un pays étranger, sinon ennemi; les grands barons méridionaux, jaloux avant tout de leur indépendance, s'appuyaient tantôt sur le roi de France, tantôt sur le roi d'Angleterre, formaient des alliances avec le roi d'Aragon et l'empereur, le lien de vassalité qui reliait le comte de Toulouse au roi de France était assez ténu. Grand vassal de la couronne, le comte n'était même pas un allié pour le roi, mais un voisin peu sûr, toujours prêt à favoriser la politique du roi d'Angleterre (dont il était le beau-frère et qui était l'oncle de son fils unique) et celle de l'empereur. Les grands barons de langue d'oil, sans être tous de fidèles sujets du roi de France, étaient Français de tradition et de culture et ne songeaient pas à faire cause commune avec ceux qu'ils appelaient (non sans quelque dédain) les Provençaux.

Parmi les grands barons qui prirent la croix, les premiers se trouvaient être Eudes II duc de Bourgogne et Hervé IV comte de Nevers: ces seigneurs savaient pourquoi ils allaient se battre, l'hérésie avait déjà pénétré sur leurs terres, ils avaient donc des raisons de vouloir en arrêter l'expansion. Des chevaliers tels que Simon de Montfort ou Guy de Lévis étaient animés d'un zèle sincère pour ce qu'ils considéraient comme la cause de Dieu, ces combattants désintéressés, ces "soldats de Dieu" devaient être fort nombreux dans l'armée croisée qui se réunit à l'appel d'Innocent III; la noblesse franque avait depuis longtemps pris l'habitude de confondre ses propres intérêts avec ceux de Dieu.

La foi des croisés qui, pour la gloire de Dieu, n'hésitent pas à exterminer leurs semblables peut nous paraître surprenante et d'une qualité assez basse. Elle ne l'était peut-être pas toujours: la morale simplement humaine n'entrait pas en ligne de compte quand les intérêts de Dieu semblaient en jeu. Ces intérêts pouvaient avoir un caractère singulièrement terrestre, mais personne n'en était choqué, tant Dieu semblait proche des affaires des hommes. La foi, en France comme dans les autres terres chrétiennes (et peut-être davantage), était profonde et vivace et, par ce fait même, terriblement attachée à ses manifestations extérieures. Le sens du sacré qui imprégnait la vie sociale et la vie privée allait jusqu'à un symbolisme pris à la lettre qu'il nous serait facile de traiter de fétichisme. En examinant l'histoire de la guerre contre les albigeois, il ne faut pas oublier qu'outre les mobiles politiques, il y en eut d'autres, sentimentaux ou passionnels, sans lesquels cette guerre n'eût peut-être pas pu avoir lieu, ni du moins prendre le caractère particulièrement cruel qui allait la caractériser. Cette guerre ne fut pas seulement l'affaire de quelques fanatiques ou de quelques ambitieux, ni même la réaction de l'Église romaine contre l'hérésie; elle correspondait à l'expression profonde d'une certaine forme de la civilisation occidentale, d'une certaine conception de l'univers et de Dieu.