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Étant donné ce que nous savons de la forte personnalité de saint Dominique, de son énergie, de sa foi, de son abnégation totale à son œuvre, nous pourrions être, à priori, étonnés du petit nombre de conversions qu'il réussit à obtenir, et ceci dans un pays chrétien, où les vérités qu'il prêchait devaient tout de même être proches du cœur de ses auditeurs. Si bref qu'ait été son apostolat, il semble que son influence personnelle eût pu lui attirer un grand nombre de prosélytes, et on cite à peine quelques noms: les jeunes recluses de Fanjeaux, Pons Roger; quelques femmes et enfants dont on ne sait rien. Il eût sans doute mieux réussi auprès des Coumans.

Mais ce fait paradoxal s'explique par la situation équivoque où il se trouvait: représentant d'une Église toujours prête à brandir le "bâton", il ne pouvait que décourager la confiance, et il fallait un courage presque surhumain pour se convertir librement à une religion qui prétendait s'imposer par la contrainte: au moment même où saint Dominique s'exposait avec allégresse aux railleries et aux injures de ses adversaires, le pape continuait à écrire au roi de France pour l'engager à l'action armée contre l'hérésie, les légats usaient de tous leurs moyens de pression sur le comte pour le décider à persécuter les hérétiques, et l'Église, tout en acceptant les débats théologiques avec les ministres cathares, ne renonçait pas à une législation qui, si elle eût été mise en vigueur, eût envoyé ces mêmes ministres au bûcher et ruiné et exilé leurs fidèles. Dans ces conditions-là, la prédication la plus sincère, la plus ardente ne pouvait qu'apparaître comme une odieuse hypocrisie.

L'Église était obligée de lutter, mais les forces en présence n'étaient pas égales: sainte, catholique et apostolique, forte de sa tradition séculaire de sagesse et d'autorité, l'Église romaine, dans le Midi de la France, commençait à prendre l'aspect d'une force policière et de plus étrangère, que l'on méprise, dont on se moque, que l'on espère tromper par une soumission simulée, bref, elle était devenue quelque chose de si pauvre qu'il y avait bien là de quoi faire verser des larmes de sang à tous ses fidèles. Ses efforts pour regagner le terrain perdu allaient la faire descendre plus bas encore, par suite de quel enchaînement implacable d'erreurs, de compromis, d'ambitions personnelles, de fidélités mal comprises, d'involontaires ou conscients abus de pouvoir? Le mal était si ancien qu'il serait cruel d'en faire peser la responsabilité sur Innocent III ou sur ses ministres trop zélés.

Si un saint comme Dominique a pu souffrir du scandale qu'était à ses yeux l'hérésie au point d'oublier que le bâton n'est pas une arme digne du Christ, comment s'étonner que des hommes moins forts se soient crus autorisés à défendre leur Église par les armes? Et si l'état des choses était tel que même un saint ne pouvait que jouer le rôle ingrat d'un policier déguisé, comment s'étonner de la légitime résistance des peuples du Midi à la prédication catholique?

Saint Dominique réussit cependant à faire au moins un converti de marque: ce Pons Roger, de Tréville en Lauraguais, auquel il impose les pénitences suivantes: pendant trois dimanches le pénitent marchera le dos nu, suivit d'un prêtre qui le frappera de verges, depuis l'entrée de son village jusqu'à l'église; il portera l'habit religieux, avec deux petites croix cousues des deux côtés de la poitrine; toute sa vie, sauf à Pâques, à la Pentecôte et à Noël, il ne mangera ni chair, ni œufs, ni fromage; trois jours par semaine il s'abstiendra aussi de poisson, d'huile et de vin. Il observera trois carêmes par an, il entendra la messe tous les jours, il gardera une chasteté perpétuelle; une fois par mois il devra montrer sa lettre de pénitence, au curé de Tréville. En cas de désobéissance, il sera excommunié comme hérétique et parjure48.

À part ce cas de conversion authentique - le seul dont le souvenir ait été conservé - le résultat de l'œuvre de saint Dominique, en ces années qui précèdent la croisade, se réduit à la fondation du monastère de Prouille; cette fondation sera la préfiguration et le point de départ de l'ordre des Frères prêcheurs, qui prendra presque aussitôt une telle place dans la vie de l'Église.

Un soir de l'année 1206, saint Dominique était entré dans l'église de Fanjeaux pour y prier, après une prédication en plein air. Là, plusieurs jeunes filles vinrent tomber à ses pieds, lui déclarant qu'elles avaient été élevées par des parfaites dans la foi hérétique, et que les discours du saint homme les avaient fait douter de la vérité de leur religion. "Priez le Seigneur, dirent-elles, pour qu'il nous révèle la foi dans laquelle nous vivrons, nous mourrons et nous serons sauvées. - Soyez courageuses, répondit le saint, le Seigneur Dieu, qui ne veut la perte de personne, va vous montrer le maître que vous avez servi jusqu'à maintenant". L'une d'elles raconta plus tard qu'aussitôt le démon leur est apparu sous la forme d'un chat hideux49.

Que cette étrange vision soit due au pouvoir de suggestion de saint Dominique ou à l'exaltation des jeunes filles, il est difficile de prendre très au sérieux une conversion de ce genre. Peut-être la prédication du saint inspirait-elle plus de haine et d'horreur pour l'hérésie que d'amour pour les vérités de l'Église? En tout cas, les jeunes converties craignent que leur foi nouvelle ne faiblisse, et saint Dominique décide de créer pour elles un lieu de refuge où elles puissent vivre à l'abri des tentations.

Le couvent ne tarde pas à recevoir des dons: en 1207 l'archevêque de Narbonne accorde à la nouvelle fondation l'église de Saint-Martin de Limoux. Plus tard, les succès de la croisade enrichiront ce couvent des dépouilles des seigneurs hérétiques.

Nous aurons à revenir sur l'activité de saint Dominique pendant la croisade, et sur la fondation de l'ordre des Frères prêcheurs. Laissons-le dans ce Languedoc "infecté" par l'hérésie, où il poursuit sa mission d'autant plus difficile qu'il a pour adversaires des prédicateurs aussi ascétiques, aussi intrépides, aussi fermes dans leur foi qu'il l'est lui-même, et de plus connus et vénérés dans tout le pays. Il est à croire que les parfaits devaient, à son exemple, présenter sa foi et sa charité comme une tactique hypocrite, inspirée par le démon. Mais les campagnes d'évangélisation, si elles ne convertissaient guère d'hérétiques, servaient au moins à exciter le zèle d'une partie de la population catholique.

À Toulouse, depuis 1206, un homme prodigieusement actif et ardent était en train d'organiser, dans la ville même et les terres environnantes, un véritable mouvement de résistance catholique contre l'hérésie.

Foulques de Marseille, évêque de Toulouse, élu à la place du peu recommandable Raymond de Rabastens, aura, quatre-vingts ans après sa mort, le privilège glorieux de figurer dans le paradis de Dante sous l'aspect d'une âme pleine de liesse dont l'éclat, fulgurant comme celui du rire, frappe la vue tel un rubis exposé en plein soleil. Ce bienheureux est situé par le poète dans le ciel de Vénus, car il brûla d'amour plus que jamais ne fit Didon... "aussi longtemps que cela convint à la couleur de ses cheveux50". Ce bourgeois de Marseille, né à Gênes, riche commerçant devenu troubadour par vocation, avait joui, comme poète, d'un renom considérable et avait chanté dans ses vers les grandes dames qu'il avait aimées. Parvenu à l'âge des cheveux gris il oublia l'ardeur de ses passions pour une piété plus ardente encore et en 1195 fit profession à l'abbaye du Thoronet; dix ans après il est désigné pour l'épiscopat de Toulouse. Son zèle et son énergie sont connus de tous; de plus, Provençal, il n'a pas d'attaches dans le pays toulousain et ne sera pas enclin aux complaisances ni aux compromis; enfin, c'est un homme qui connaît le monde, un beau parleur, un écrivain réputé qui continue à enflammer son public par ses sirventès et ses chansons pieuses comme autrefois il le charmait par ses poèmes d'amour.