L'armée croisée entra donc dans un pays qui ne voulait pas la guerre, n'y était pas préparé, et espérait jusqu'au dernier moment l'éviter en retirant à l'adversaire tout prétexte de se battre.
I - LA GUERRE MÉDIÉVALE
Mais les croisés étaient bien décidés à se battre.
Or, qu'était la guerre à cette époque qui ignorait les bombardements, les canons, et le service militaire obligatoire? Avant d'entreprendre de décrire ce que fut cette guerre-là, il faut essayer de nous faire une idée de ce qu'étaient les dangers qu'une guerre faisait courir à un pays, à son armée, à son peuple, à son économie et à l'ensemble de sa vie sociale. Si nos aïeux ne possédaient pas les moyens techniques de destruction dont nous disposons, ce serait leur faire injure que de croire que la guerre était moins cruelle à cette époque-là qu'elle ne l'est aujourd'hui, et qu'ils ne disposaient pas, pour terroriser leurs adversaires, d'armes plus efficaces encore que les nôtres.
Il est vrai que les batailles en rase campagne étaient infiniment moins meurtrières qu'elles ne le sont de nos jours, même si l'on tient compte de l'infériorité numérique des populations de ce temps-là, comparées à celles de notre époque. Une armée de vingt mille hommes était déjà une très grande armée; celle de la Ire Croisade en Albigeois ne devait sans doute pas compter beaucoup plus de combattants, probablement moins. L'imprécision dont témoignent la plupart des historiens de l'époque quant au nombre des effectifs militaires de telle ou telle armée vient du fait qu'ils évaluent le plus souvent une armée par le nombre des chevaliers; or, un chevalier constituait une unité militaire fort variable, et pouvait avoir avec lui aussi bien trente hommes que quatre. Chaque chevalier est accompagné d'une petite équipe de combattants à cheval et à pied, qui sont souvent ses parents ou ses amis, et en tout cas des vassaux d'une fidélité éprouvée. Écuyers ou sergents, ces hommes agissent dans la bataille de concert avec leur chef, et si la notion de discipline militaire est assez faible au XIIIe siècle, celle de la camaraderie de combat entre le chevalier et ses compagnons garde encore, surtout chez la noblesse du Nord, une valeur presque mystique; et bien des hommes totalement indifférents à la cause qu'ils défendent accompliront des prodiges de bravoure pour soutenir la réputation du seigneur dont ils sont les hommes-liges. La chevalerie est donc le corps d'élite de toute armée, dont la puissance est, de ce fait, évaluée autant par le nombre que par la qualité de ses chevaliers.
La guerre médiévale est une guerre ostensiblement aristocratique: le combattant qui compte est le chevalier, personnage qui est bien forcé de payer de sa personne, mais est, à cause de cela même, moins exposé au danger que les autres; son armure le protège si bien que flèches et même coups de lance et d'épée peuvent pleuvoir sur lui sans le blesser: ainsi le chroniqueur-poète Ambroise décrit-il le roi Richard revenant d'une bataille si couvert de flèches qu'il ressemble à un hérisson. Or, si légères que fussent ces flèches, une seule pouvait tuer un homme non pourvu d'une cotte de mailles, et la cotte de mailles était une pièce chère, relativement rare, réservée l'élite des combattants. Le haubert du chevalier recouvrait tout le corps, la cotte de l'écuyer n'arrivait pas au genou, le simple sergent d'armes portait une broigne, tunique faite de plaques de cuir, solide, bien entendu, mais qui ne résistait pas au tranchant de l'épée. Le valet de pied ne pouvait porter qu'un écu long de 1,5 m; l'équipement défensif du fantassin était assez sommaire. Peu meurtriers pour les chevaliers et même pour leurs hommes à cheval, les combats le sont pour le gros de l'armée, pour le combattant anonyme, le valet, le sergent, dont les cadavres recouvrent les champs de bataille et les alentours des villes assiégées.
À côtés des unités régulières, bataillons ou petites compagnies dont les chevaliers ont personnellement la charge, l'armée médiévale compte les troupes auxiliaires sur lesquelles repose le côté technique de la guerre; ce sont, tout d'abord, des professionnels, spécialisés dans les divers métiers militaires, archers, arbalétriers, sapeurs, mineurs, préposés aux machines, dont les plus qualifiés font leur métier aussi honnêtement que n'importe quel autre, servant ceux qui les paient avec une fidélité exemplaire.
Plus bas dans la hiérarchie militaire, mais élément de première importance dans la conduite des opérations, aussi bien dans les batailles rangées qu'au cours des sièges, les routiers (compagnies de mercenaires qui forment le gros des piétons de l'armée) sont l'arme la plus terrible dont puissent disposer les chefs militaires de l'époque, l'arme reconnue comme inhumaine, mise hors la loi et pratiquement employée par tout le monde. Si pour la chevalerie la guerre est avant tout une occasion de se couvrir de gloire ou de défendre des causes plus ou moins nobles, pour le peuple la guerre est la terreur du routier. Il est impossible de parler de la guerre au moyen âge sans s'arrêter un instant sur la grande misère et l'horreur sans nom qu'évoque la seule pensée de cet être sans Dieu, sans loi, sans droits, sans pitié et sans peur qu'est le routier. Craint à l'égal d'un chien enragé, il est traité comme tel non seulement par ses adversaires, mais souvent aussi par ceux qui se servent de lui. Son seul nom sert d'explication naturelle à toutes les cruautés, à tous les sacrilèges, il semble être sur terre l'image vivante de l'enfer.
Ces grandes compagnies n'avaient pas encore l'importance qu'elles allaient prendre pendant la guerre de Cent Ans; elles étaient déjà un fléau public, et un des principaux griefs adressés par le pape à Raymond VI portait sur le fait que le comte faisait appel aux routiers pour ses guerres privées. Raymond VI et ses vassaux manquaient de soldats: les routiers formaient une bonne partie des effectifs de leurs armées; les routiers, bandits d'autant plus redoutables qu'ils étaient soldats de profession, exerçaient un chantage perpétuel sur les barons qui les employaient, car s'ils n'étaient pas payés, ils menaçaient de piller les terres de ces mêmes barons. En cas de guerre ils pillaient le pays conquis, disputant le butin à l'armée régulière, et les victoires se terminaient souvent par des bagarres entre la chevalerie et les ribauds. Nous verrons que l'armée croisée, toute armée de Dieu qu'elle était, se servait elle-même de ces troupes de routiers dont on défendait l'emploi au comte de Toulouse.
Les chefs et les contingents les mieux entraînés de ces troupes se composaient en général d'hommes étrangers aux pays où ils faisaient la guerre, et en France les routiers les plus fréquemment employés étaient des Basques, des Aragonais et des Brabançons; mais à une époque où les guerres, les incendies et les famines lançaient sans cesse sur les grand routes des garçons décidés à se procurer leur subsistance par tous les moyens, les compagnies vagabondes recrutaient dans leurs rangs une bonne partie des têtes brûlées, des révoltés, des chercheurs d'aventure des pays par lesquels elles passaient.
Ces bandes d'hommes mal armés, souvent déguenillés, pieds nus, sans ordre, sans discipline, n'obéissant qu'à leurs propres chefs, présentaient, du point de vue militaire, deux avantages immenses: d'abord, ils étaient réputés pour leur mépris absolu de la mort; ces gens qui n'avaient rien à perdre se précipitaient au-devant du danger avec une frénésie que rien, n'arrêtait. Ils formaient des bataillons de choc, d'autant plus faciles à utiliser que personne n'éprouvait de scrupule à les sacrifier. Mais, surtout, ils inspiraient une terreur sans bornes à la population civile: ces hommes qui ne respectaient pas Dieu organisaient des orgies dans les églises et mutilaient des images saintes, et ne se contentaient pas de piller et de violer; ils massacraient et torturaient par pur plaisir, jouaient à rôtir à petit feu les enfants et à couper les hommes en morceaux.