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En ce mois de juillet 1209 Raymond-Roger Trencavel, vicomte de Béziers et de Carcassonne, se trouvait face à une armée "comme on n'en avait jamais vu", qui comptait dans ses rangs le duc de Bourgogne, le comte de Nevers, une multitude de hauts barons et d'évêques, son propre suzerain le comte de Toulouse, et toute l'autorité de l'Église par-dessus le marché. Son autre suzerain, le roi d'Aragon, ne semblait pas décidé à le soutenir: roi catholique, il ne pouvait s'opposer officiellement à une entreprise conduite par l'Église. Devenu, par la force des circonstances, le champion déclaré de l'hérésie, le vicomte, voyant l'ennemi à ses portes, essaiera d'abord de négocier. Le vicomte se rend à Montpellier pour essayer de plaider sa cause auprès des légats: étant donné son âge, il ne doit pas être tenu responsable des faits qui ont eu lieu pendant sa minorité, lui-même n'a jamais cessé d'être catholique et est bien décidé à se soumettre à l'Église; langage purement conventionnel par lequel le vicomte, comme le faisaient toujours les barons du Midi, tente de couvrir de son nom les peuples des provinces dont il a la charge. Les légats refusent de l'entendre. Condamné à l'insoumission, le vicomte n'a plus qu'à présenter sa défense.

Or, le temps lui est étrangement mesuré: une forte armée, qui avait, en deux semaines, fait le chemin entre Lyon et Montpellier, n'est plus qu'à une quinzaine de lieues de Béziers, la première grande cité des domaines Trencavel; la route est ouverte, le vicomte ne dispose pas de forces qui puissent lui permettre d'arrêter ou même de freiner l'avance des croisés. Il se rend de Montpellier à Béziers, mais ne peut songer à s'y enfermer: cette ville, la première menacée, va être assiégée, et le vicomte, en tant que chef militaire du pays, ne peut courir le risque de se trouver coupé du reste de ses terres. Il promet donc aux consuls biterrois de leur envoyer des renforts, et va préparer lui-même la défense de Carcassonne, sa capitale. Il emmène avec lui quelques hérétiques et les Juifs de la ville.

Les bourgeois de Béziers, restés "marris et dolents" par le départ du vicomte, se préparent en hâte à la défense; ils ne disposent pour cela que de deux ou trois jours, l'armée ennemie est déjà en marche, par la voie romaine qui mène droit de Montpellier à Béziers; la garnison, aidée par la population civile, fait approfondir les fossés qui entourent les murs de la cité. Les murs sont solides, la ville ne manque pas de vivres et peut envisager sans crainte un siège assez long. Du reste, l'immensité même (encore exagérée par l'imagination populaire) de l'armée croisée rassure ses adversaires: une telle multitude de soldats peut être bientôt obligée de lever le siège, faute de ravitaillement.

Le 21 juillet l'armée croisée arrive devant Béziers et dispose ses tentes le long de la rive gauche de l'Orb; le deuxième suzerain de la ville, l'évêque de Béziers, va à son tour tenter de négocier avant le commencement des hostilités. Cet évêque (de nomination récente puisque son prédécesseur Guillaume de Roquessels a été assassiné en 1205), Renaud de Montpeyroux, revient du camp des croisés avec les propositions suivantes: Béziers sera épargnée si les catholiques de la ville consentent à livrer aux légats les hérétiques dont il a lui-même dressé la liste. Cette liste a été conservée; elle donne 222 noms, parmi lesquels, certains portent la mention val (valdensis). Ces 222 personnes (ou familles) sont de toute évidence soit des parfaits soit des chefs laïques de la secte, notables ou riches bourgeois.

L'évêque, qui tient conseil dans la cathédrale, s'adresse, bien entendu, aux catholiques; les hérétiques, à Béziers, sont nombreux et puissants, l'évêque ne croit donc pas qu'il soit possible de les forcer à livrer leurs chefs; il propose aux catholiques de quitter la ville en abandonnant les hérétiques, pour avoir la vie sauve.

Sait-on si ces mots cachent une menace précise, ou si l'évêque voulait parler simplement des dangers auxquels s'expose la population de toute ville qui soutient un long siège et des excès qu'entraîne toute prise d'assaut? Dans tous les cas, les consuls de Béziers rejettent le marché avec indignation et déclarent qu'"ils préfèrent être noyés dans la mer salée" plutôt que de livrer ou d'abandonner leurs concitoyens. Ils disent "que personne n'aura du leur un denier vaillant, pour qu'ils changent leur seigneurie contre une autre"52. Leur réponse est donc un acte de loyalisme envers leur vicomte et les libertés de leur ville. Béziers, qui avait déjà payé cher son amour de l'indépendance, n'entend pas se laisser imposer la volonté de l'envahisseur.

L'attitude des Biterrois montre aux croisés qu'ils n'ont pas à compter sur la population catholique du pays; en toutes circonstances, et envers et contre tous, les cités occitanes feront passer leurs intérêts nationaux avant tous les autres; et dès le premier jour cette guerre religieuse prendra ce caractère de résistance nationale qu'elle gardera jusqu'au bout. Pour ce pays, l'Église, même représentée par ses propres évêques, était déjà une puissance étrangère.

Renaud de Montpeyroux se retire donc, emmenant avec lui quelques catholiques plus zélés ou plus craintifs que les autres; ils ne devaient pas être nombreux, puisqu'on sait que des prêtres sont restés dans la ville.

Sous les ordres de l'abbé de Cîteaux l'armée croisée commence à investir la ville, s'installe sur les sables de l'Orb et procède aux préparatifs de l'assaut. Du sort de Béziers dépend le succès de la croisade, car si les forces des croisés sont immobilisées par un long siège, elles risquent d'épuiser rapidement leurs provisions de vivres et de laisser à Raymond-Roger et à ses amis le temps d'organiser leur défense. Or, cette armée si puissante est un colosse aux pieds d'argile, l'amitié ne règne pas entre ses chefs (le duc de Bourgogne et le comte de Nevers s'entendent fort mal entre eux), les troupes de routiers et de pèlerins risquent de se débander en quête de pillage, et du reste les chevaliers eux-mêmes ne sont là, en principe, que pour quarante jours. Il fallait frapper vite, et devant la ville imposante qu'était Béziers, avec ses fortes murailles, ses fossés, ses portes bien défendues, les hautes tours de sa cathédrale et de ses églises et celles de son château et des grands hôtels de bourgeois, les chefs croisés devaient se demander si le siège entrepris ne serait pas une simple démonstration de force, vouée à un échec plutôt humiliant. Il faut croire qu'ils étaient exaspérés outre mesure par l'attitude des bourgeois qui avaient l'air de se soucier si peu de leurs menaces: l'espoir d'épouvanter l'adversaire par une avance foudroyante semblait perdu, tout comme celui de pouvoir s'appuyer sur les catholiques du Midi.

Le 22 juillet, jour de la fête de sainte Marie-Madeleine, une tranquillité relative semble régner dans les deux camps: les assiégeants ne sont pas encore prêts pour l'assaut; les assiégés, bien à l'abri derrière leurs murailles, contemplent sans trop de frayeur, peut-être même avec quelque ironie, l'immense étalage de tentes, de bivouacs, les masses d'hommes, de chevaux, de chariots qui s'étendent le long de l'Orb et autour des murs de la ville; Béziers, domine de haut la vallée et peut facilement repousser un assaut, et ceux des croisés qui ont disposé leurs campements le plus près des murs de la ville ne paraissent pas bien redoutables: ce sont les troupes de "pèlerins" et les ribauds, qui, dangereux dans le corps à corps, font piètre figure quand on les regarde du haut des remparts. Il faut croire en tout cas que la vue de ces bandes de fantassins, désorganisées et dépenaillées, avait provoqué le mépris plutôt que la peur, autrement on ne pourrait s'expliquer l'étrange événement dont, par la suite, Arnaud-Amaury et les chroniqueurs catholiques devaient parler comme d'une faveur de la Providence divine.