Cette journée, qui devait être décisive pour l'histoire de cette guerre, et qui allait être l'une des plus tragiques de toute la croisade, commençait dans une atmosphère de presque insouciance; assiégeants et assiégés devaient croire les dangers et les travaux réservés aux jours, aux semaines à venir. La garnison organisait les dispositifs de défense; les chefs croisés avec leur chevalerie tenaient un conseil de guerre et se concertaient sur les préparatifs de l'assaut, qui vraisemblablement ne devait avoir lieu que le lendemain ou le surlendemain. Les soldats s'installaient pour déjeuner.
Pendant ce temps, une partie de la garnison - ou même des civils que l'exaltation du danger avait transformés en soldats d'occasion - effectue une sortie de reconnaissance par la porte qui donne sur le vieux pont et qui domine l'Orb dont elle est séparée par une pente escarpée. Guillaume de Tudèle ne peut contenir son indignation en parlant de l'imprudence de ces gens. Il décrit en détail la scène, qu'il doit tenir d'un témoin oculaire. Ce qu'il en dit montre qu'il ne s'agissait pas d'une véritable opération militaire, mais d'une simple parade destinée à narguer l'ennemi et à le tourner en dérision.
"Ô la mauvaise étrenne qu'il fit aux habitants de la ville, celui qui leur donna le conseil de sortir en plein jour! s'écrie le chroniqueur. Car sachez ce que faisait cette gent chétive, cette gent plus ignare et folle que baleine: avec les bannières de grosse toile blanche qu'ils portaient, ils allaient en avant, criant à perdre haleine, et pensant faire aux ennemis un épouvantail, comme on fait aux oiseaux dans un champ d'avoine, en huant, en braillant, en agitant leurs enseignes le matin, dès qu'il faisait clair53!"
Imprudence folle, dit l'auteur, qui vient de parler (pour la rime) d'une armée comparable à celle de Ménélas à qui Pâris enleva Hélène, et où "il n'y avait baron de France qui n'y fit sa quarantaine". L'armée ne comptait certes pas dans ses rangs tous les barons de France, et les bourgeois sortis de la ville n'avaient devant eux que des gens pratiquement désarmés, les autres campant à une certaine distance de la ville. Les deux camps devaient prévoir tout au plus quelques escarmouches inoffensives, des échanges de railleries et de défis, préliminaires fréquents des combats sérieux à une époque où la guerre excitait en chaque combattant le goût de la parade et du spectacle. Toujours est-il que les Biterrois sortis de la ville s'approchent assez près du campement des pèlerins, et qu'un "croisé français" s'étant avancé sur le pont pour répondre à leurs insultes, ils le tuent et le jettent dans l'Orb. Parmi les fantassins, toujours rapides à se mettre en marche, l'agitation grandit, et la parade commence à tourner en bagarre.
C'est alors qu'intervient, selon Guillaume de Tudèle, le roi des ribauds, qui devient ainsi le principal artisan de la victoire; le roi des ribauds est le chef des mercenaires français, personnage non négligeable puisqu'il commande les éléments les plus féroces et les plus intrépides de l'armée. Comprenant les avantages de la situation, il crie le signal de l'attaque, et les routiers se précipitent en avant, bousculant les agresseurs et les forçant à remonter la pente, vers les portes de la ville. "Ils sont, dit la "Chanson", plus de quinze mille, tous sans chaussures, tous en chemises et en braies, armés seulement d'une masse d'armes". Quinze mille est sans doute un chiffre trop fort, mais le détachement des Biterrois est de toute façon le moins nombreux et ne peut se sauver que par la fuite. La foule hurlante et forcenée des routiers escalade la côte en courant et atteint la porte de la ville en même temps que la garnison qui se replie.
Là, que s'est-il passé? Guillaume de Tudèle écrit que les routiers "se mettent en marche tout autour de la ville pour abattre les murs, ils se jettent dans les fossés et se mettent les uns à travailler du pic, les autres à briser, à enfoncer les portes54..." exploit qu'il est difficile d'attribuer à des hommes à demi nus, armés de gourdins. Il est plus vraisemblable de supposer qu'une partie des routiers a pe pénétrer dans la ville en même temps que les bourgeois qui se retiraient et s'est de cette façon emparée d'une des portes, pendant que le gros de l'armée se lançait à son tour à l'assaut avec des instruments de combat mieux appropriés à la situation. La bagarre fut, en effet, assez vive pour attirer l'attention des chefs, qui, comprenant qu'ils n'ont pas de temps à perdre, firent sonner l'appel aux armes. Avant que la garnison ait eu le temps de se ressaisir, elle vit toute l'armée au pied des murs et des bandes de routiers courant dans les rues et semant la terreur dans la ville.
Ainsi débordée, et d'ailleurs peu nombreuse, la garnison, commandée par Bernard de Servian, défend les murs où les croisés ont déjà accroché leurs échelles. Les combats sur les murs et autour des murs ne durent que quelques heures. La ville est pour ainsi dire envahie avant d'être prise, car pendant que les soldats se battent encore sur les remparts une panique folle règne dans les rues, et les routiers y font déjà la loi, rendant inutile la résistance des soldats débordés par un assaillant très supérieur en nombre et exalté par l'aubaine inespérée, "miraculeuse", qu'est cet assaut brusqué.
L'extrême brutalité de l'attaque transforme en quelques instants une ville relativement paisible en une ville perdue. "Les prêtres et clercs vont se vêtir de leurs ornements, font sonner les cloches comme s'ils allaient chanter la messe des morts pour ensevelir les corps des trépassés; mais ils ne peuvent empêcher qu'avant la messe dite les truands n'entrent dans les églises55..." Pour tous, catholiques et hérétiques, les églises sont les derniers refuges. Ceux qui ont eu le temps de quitter leurs maisons, où les routiers ont fait irruption, se précipitent, le long de rues étroites et encombrées, vers les églises de la ville, vers la cathédrale Saint-Nazaire, vers la grande église de la Madeleine et l'église de Saint-Jude, espérant y trouver un abri jusqu'à la fin de l'assaut. Les ribauds "sont déjà entrés dans les maisons, ils prennent celles qu'ils veulent, ils en ont large choix et chacun s'empare librement de ce qui lui plaît. Les ribauds sont ardents au pillage, ils n'ont pas peur de la mort; ils tuent, ils égorgent tout ce qu'ils rencontrent56..."
Les cris de guerre des chevaliers et de la garnison qui résiste encore, les cris des blessés et des mourants, les hurlements de triomphe des ribauds, les hurlements d'horreur de leurs victimes, le glas funèbre de toutes les cloches de la ville, le bruit de ferraille des armes devaient former ensemble une clameur assez effrayante pour ôter tout sang-froid aux vainqueurs comme aux vaincus. Les portes des églises furent forcées, et toutes les personnes qui s'y trouvaient, prises au piège, furent massacrées pêle-mêle, les femmes, les malades, les enfants au berceau, les prêtres tenant le calice, brandissant le crucifix... Pierre des Vaux de Cernay affirme que dans la seule église de la Madeleine, sept mille personnes ont été massacrées; ce chiffre est sans doute trop fort, l'église ne pouvait contenir tant de monde, mais il importe peu: quel que fût le nombre des victimes tous les témoins affirment que le massacre fut général, et qu'il ne fut fait d'exception pour personne; et s'il y eut de rares rescapés, ils ne durent la vie sauve qu'à la fuite ou à des hasards absolument indépendants de la volonté des vainqueurs.
En quelques heures, la riche ville de Béziers n'était plus qu'une ville de cadavres sanglants et défigurés; ses maisons, ses rues, ses églises sont devenues les repaires des bandits, qui, piétinant dans le sang, se partagent et se disputent l'incalculable butin que constitue l'héritage de tant de morts.
"Tuez-les tous! Dieu reconnaîtra les siens". La phrase fameuse et trop fameuse attribuée à Arnaud-Amaury par l'Allemand Césaire d'Heisterbach est bien plus un commentaire de l'événement qu'un mot historique. Elle pourrait servir de devise à toute guerre idéologique ou prétendue telle. Qu'Arnaud ait réellement eu assez d'esprit pour inventer cette phrase, ou qu'il ne l'ait jamais prononcée, la consigne des croisées, lors de la prise de Béziers, semble bien avoir été: "Tuez-les tous", avec ou sans le souci de ce que Dieu ferait des âmes des victimes.