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Guillaume de Tudèle est formel sur ce point: "Les barons de France, clercs, laïques, princes et marquis, entre eux sont convenus qu'en tout château devant lequel ils se présenteraient et qui ne voudrait point se rendre avant d'être pris, les habitants fussent livrés à l'épée et tués, pensant qu'après cela ils ne trouveraient personne qui tînt contre eux à cause de la peur que l'on aurait après avoir vu ce qui advint57". Si les "barons de France" avaient vraiment pris cette décision, le calcul était bon.

Arnaud-Amaury, dans sa lettre au pape, se félicite de cette victoire inattendue et miraculeuse, et annonce triomphalement que, "sans égard pour le sexe et pour l'âge, presque vingt mille de ces gens furent passés au fil de l'épée".

Il importerait tout de même de savoir si les intentions des croisés étaient bien telles que le croit Guillaume de Tudèle, et, dans ce cas, si l'événement n'a pas dépassé leur volonté. D'habitude, après un siège, lorsqu'il était question de passer les habitants "au fil de l'épée", il s'agissait de la population mâle, les femmes et enfants ne subissaient la loi de la guerre que par contrecoup, dans la fureur de la mêlée, rarement par décision des chefs. Si féroce qu'il fût, Arnaud-Amaury ne pouvait donner l'ordre de massacrer des prêtres. D'autre part, les routiers dont la "Chanson" dit, de façon pittoresque, qu'ils "n'ont pas peur de la mort: ils tuent tout ce qu'ils rencontrent", ont été les premiers à pénétrer dans la ville, et leur passion pour le meurtre est chose connue: ils ont été les principaux auteurs du massacre et ils n'avaient ni les moyens ni l'envie d'aller demander conseil au chef de la croisade. À ces hommes-là point n'était besoin de dire: "Tuez-les tous!" et ils se moquaient bien de la distinction entre catholiques et hérétiques.

Les historiens favorables à la croisade seront donc tentés de rejeter la responsabilité du massacre de Béziers sur ces bandes de pillards, ces "Basques et Aragonais" et autres professionnels du crime, hommes sans Dieu par définition et n'ayant donc rien de commun avec les croisés proprement dits. Mais d'abord, pourquoi l'"armée du Christ", comme l'appellent les chroniqueurs, se servait-elle de ces diaboliques auxiliaires? Ensuite, nous verrons que dans Béziers dévastée, lorsque viendra l'heure du partage du butin, les chevaliers se précipiteront sur ces mêmes "truands" et les délogeront de la place à coups de bâton; les ribauds ne s'étaient pas emparés de la ville tout seuls, ils n'y étaient pas seuls, ils étaient beaucoup moins bien armés et peut-être moins nombreux que les croisés français qui ont forcé les enceintes et escaladé les murs, car parmi ces hardis combattants aucun ne devait vouloir être le dernier à pénétrer dans la ville.

Il est évidemment plus facile de chasser à coups de bâton des soldats ivres et repus que d'arrêter un massacre, mais les croisés avaient mieux que des bâtons, et si leurs chefs leur en avaient donné l'ordre, rien ne les empêchait de mettre à la raison les routiers. Il est même difficile de croire qu'ils n'eussent pas eux-mêmes participé au carnage, car en présence d'une catastrophe de cette envergure on imagine mal que des soldats vainqueurs aient pu rester les bras croisés et ne pas être entraînés par la folie du meurtre, fussent-ils par ailleurs de braves gens.

Il ne faut pas oublier non plus la présence, dans l'"armée de Dieu", des pèlerins, gens du peuple excités par une propagande violente et vivant dans une naïve et superstitieuse horreur de l'hérétique; frères de ceux qui, un siècle plus tôt, croyaient voir Jérusalem dans toute ville étrangère, ces âmes simples pouvaient voir dans Béziers le repaire du Diable. Et si la chevalerie française (selon toute vraisemblance et selon les allégations des chroniqueurs) s'est plus ou moins contentée de laisser faire les routiers et la populace, c'est qu'elle savait que de cette façon le travail serait fait mieux et plus vite. Si elle n'a rien fait pour arrêter le massacre, c'est qu'elle l'a voulu total.

"Après cela", dit la "Chanson" - après cet incroyable déchaînement de la joie de tuer, car pour tuer tous les habitants d'une grande ville, même les routiers, même les fanatiques les plus féroces ont dû y mettre une bonne volonté exceptionnelle, - "après cela les goujats se répandent par les maisons, qu'ils trouvent pleines et regorgeant de richesses. Mais peu s'en faut que, voyant cela, les Français n'étouffent de rage: ils chassent les ribauds à coups de bâton, comme des mâtins58". Rien de plus cruel que ce détachement avec lequel le chroniqueur constate la dureté du soldat, qui ne s'émeut pas du massacre et "étouffe de rage" dès qu'il voit d'autres que lui s'emparer du butin. Ces croisés-là ne s'attardent pas à chanter des Te Deum comme après le sac de Jérusalem, ni encore moins à s'épouvanter de la vue des milliers de cadavres de vieillards, de jeunes filles, de bébés, de matrones, d'adolescents... La grande affaire est de sauver le butin. L'armée en a besoin pour continuer la guerre, et d'ailleurs l'occasion de s'enrichir est belle, et ce qui n'est pas permis au ribaud l'est au chevalier. Les soldats de fortune sont dépossédés de leurs biens nouvellement acquis et dans leur compréhensible indignation mettent le feu à la ville. La vue des incendies provoque la panique parmi les pillards, les croisés abandonnent la place et ses richesses, une bonne partie de la ville brûle, ensevelissant sous ses décombres les cadavres de ses habitants. "...Brûlée aussi fut la cathédrale bâtie par maître Gervais, de l'ardeur de la flamme elle éclata, se fendit par le milieu et tomba en deux pans...59"

Comme épilogue de cette terrible journée, le chroniqueur ajoute: "Les croisés sont restés trois jours dans les prés verdoyants et le quatrième ils partent tous, sergents et chevaliers, par la pleine campagne, où rien ne les arrête, enseignes levées et déployées au vent60". Il ajoute que sans les misérables truands (qui ont mis le feu à la ville) les croisés eussent tous été riches pour le restant de leurs jours avec le butin qui se trouvait dans Béziers. Cette allusion aux richesses gagnées ou perdues revient très fréquemment dans la "Chanson": le droit au butin était le privilège naturel du soldat, et le désintéressement n'était pas une vertu pour le chevalier.

On ne saurait trop insister sur les causes et les conséquences du sac de Béziers. Il ne faut pas s'arrêter sur les chiffres (plus ou moins grands suivant les historiens) et ranger cette cruelle histoire parmi les atrocités inévitables propres à toute guerre. Ce que nous savons de la cruauté des mœurs guerrières de ce temps-là - et de tous les temps, du reste - pourrait faire supposer, à priori, qu'une soldatesque déchaînée pouvait facilement se livrer à des exploits de ce genre; mais les faits nous montrent qu'il n'en est pas ainsi: les massacres comme celui de Béziers sont extrêmement rares, car il faut croire que même la cruauté humaine a des limites. Parmi les pires atrocités de l'histoire de tous les siècles, ces massacres-là sont des exceptions, et c'est à une "guerre sainte", conduite par le chef d'un des premiers ordres monastiques de la chrétienté romaine, que revient l'honneur d'une de ces exceptions monstrueuses aux règles de la guerre. C'est là un fait dont il faut se garder de minimiser la signification.

Pierre des Vaux de Cernay, apologiste de la croisade, trouve parfaitement juste ce châtiment collectif infligé à une ville hérétique, dont les habitants, du reste, avaient tué leur vicomte quarante-deux ans aupavarant (jour pour jour!). Il n'ajoute pas qu'ils en avaient été punis par le massacre de la population mâle de la ville, l'année suivante. Il se réjouit de cette miraculeuse coïncidence qui montre que ce châtiment avait bien été voulu par Dieu, d'autant plus que le jour fatal était justement la fête de sainte Madeleine dont les bourgeois de Béziers s'étaient permis de mal parler: et c'est dans cette même église de la Madeleine qu'on a massacré sept mille personnes61! Cet homme qui se fait une si singulière idée de Dieu ne devait pas être le seul à raisonner de cette façon-là; mais il semble voir dans le malheur qui a fondu sur Béziers une espèce de catastrophe d'ordre cosmique plutôt qu'une œuvre humaine. Il n'eût pas parlé autrement d'un tremblement de terre. Peut-être le vent de folie qui avait soufflé sur les agresseurs par cette chaude journée de juillet était-il dû en effet à une exaltation collective qui a dépassé les volontés personnelles des chefs les plus implacables...