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Le comte de Toulouse, personnage qui pouvait inspirer quelque considération à ceux des croisés qui faisaient partie de sa caste, était discrédité par les bruits qui l'accusaient d'avoir pris part au meurtre du légat. Mais, comme ce crime n'eût peut-être pas suffi à provoquer la réprobation générale, les barons de France étant eux-mêmes sans cesse en guerre contre le clergé, les propagandistes se sont vus forcés de noircir le tableau. Pierre des Vaux de Cernay, fidèle interprète du clan extrémiste du parti croisé, rend le comte odieux à plaisir.

Ses mœurs sont exécrables: il ne respecte guère le sacrement du mariage; péché vénieclass="underline" parmi les barons de l'époque, les maris fidèles sont plutôt rares. Le fait est qu'il s'est marié cinq fois et deux de ses épouses répudiées vivent encore; Il y a mieux: dans sa jeunesse, il avait séduit des concubines de son père; grief quelque peu tardif: le comte a cinquante-deux ans. Sa participation au meurtre de Pierre de Castelnau est notoire (bien que le pape lui-même n'ait osé avouer qu'une quasi-certitude). Pour prouver ses assertions, le chroniqueur raconte que Raymond VI a promené le meurtrier à travers ses domaines, l'a exhibé en disant à qui voulait l'entendre: "Vous voyez cet homme? C'est le seul qui m'aime véritablement et qui ait su faire ce que je désirais8..." Ces paroles sembleraient dictées par la plus amère ironie; mais Raymond VI ne pouvait se permettre de plaisanteries de ce genre. Politique prudent, toujours soucieux de ménager tous les partis, le comte de Toulouse, eût-il même ordonné le meurtre (ce qui est peu probable), ne pouvait que désavouer l'exécuteur. S'il ne l'a pas châtié, c'est par égard pour l'opinion Publique de son pays: le meurtrier de l'impopulaire légat était sans doute regardé comme un héros par les siens.

Le pape et les chefs de la croisade ne s'y trompaient pas; c'était le pays tout entier qui portait la responsabilité de ce crime et le comte ne devait être livré à l'exécration des foules qu'en tant que chef de ce pays. Sa faute était, il faut le dire, énorme aux yeux de tout homme fidèle à l'Église: il ne se contentait pas de l'indifférence, il semblait ouvertement encourager l'hérésie.

Là-dessus, les témoignages sont nombreux, quoique suspects, venant des ennemis du comte. Il s'entoure, dit-on, d'hérétiques et leur montre le plus grand respect, il songe même à faire élever son fils par leurs ministres. Son impiété est notoire: il ne se contente pas de persécuter systématiquement églises et couvents; en assistant à la messe, il fait parodier par son bouffon les gestes du prêtre. On le voit se prosterner devant les ministres hérétiques; un jour, dans un mouvement de colère, il s'écrie: "On voit bien que c'est le diable qui a créé le monde, rien n'y va comme je le voudrais!" Bref, l'Église (en la personne de Pierre des Vaux de Cernay, homme enclin à des violences de langage, mais reflétant sans doute assez bien l'état d'esprit de son milieu) traite le comte de "membre du diable, fils de perdition, criminel endurci, boutique à péchés9"; Innocent III lui-même n'est guère plus tendre: "tyran impie et cruel, homme pestilent et insensé10".

Mais c'est là justement que l'Église et les croisés se heurteront à une des plus grandes difficultés de leur entreprise: les choses sont beaucoup moins simples qu'ils ne voudraient le croire. Le tyran impie fait brusquement volte-face et rappelle à ses adversaires qu'il est toujours le seigneur d'une terre chrétienne. Après avoir tenté de faire intervenir en sa faveur le roi de France et l'empereur d'Allemagne (maladresse insigne: les deux monarques étant à couteaux tirés, aucun des deux ne pardonnera au comte sa démarche auprès de l'autre), Raymond VI se déclarera fils obéissant de l'Église et prêt à se soumettre à toutes les conditions que le pape voudra bien lui imposer.

La décision du comte de Toulouse a été sévèrement critiquée par les historiens qui y ont vu une preuve de lâcheté ou du moins de faiblesse. Mais Raymond VI n'était certainement pas de ceux qui disent: "tout est perdu, fors l'honneur", son honneur personnel semblait l'intéresser fort peu, il cherchait à limiter les dégâts. Il ne faut pas oublier que la majorité de ses sujets étaient catholiques, et que c'est par conséquent eux, autant que les hérétiques, que les malheurs de la guerre risquaient d'atteindre. À ses sujets catholiques, le comte devait cette preuve de sa bonne foi; à ses adversaires, il coupait l'herbe sous les pieds: s'il n'était plus l'ennemi à combattre, contre qui partaient-ils en guerre? L'ennemi sans visage qu'était l'Hérésie n'avait ni armée, ni quartier général, ni places fortes, ni pape, ni roi; la guerre, privée d'objectif précis, perdait la moitié de sa raison d'être.

Il était beaucoup trop tard pour arrêter l'élan de l'armée de Dieu. La soumission du comte ne désarma personne: elle exaspéra plutôt la haine de ses adversaires dont cette manœuvre affaiblissait la position sans servir le moins du monde les intérêts de l'Église. Et l'armée des soldats du Christ envahira un pays conscient de subir une injustice flagrante, et transformera une guerre religieuse en guerre nationale.

III - LA TERRE OCCITANE

Pendant que les croisés se préparaient à la guerre, Innocent III, tout en vouant le comte de Toulouse à toutes les malédictions divines et humaines, négociait avec lui. Le comte promettait une soumission totale. Il voulait seulement traiter des termes de sa capitulation avec un autre légat qu'Arnaud-Amaury, son ennemi juré. Le pape lui expédie Milon, notaire du Latran, accompagné du chanoine génois maître Thédise. Si le comte croit avoir affaire à des juges plus cléments, il se trompe: les deux hommes ne feront qu'obéir aux ordres de l'abbé de Cîteaux. "C'est l'abbé de Cîteaux qui continuera à tout faire... aurait dit Innocent III à Milon, tu ne seras que son instrument. Il est suspect au comte, toi tu ne l'es pas".

En fait, le pape veut jouer au plus fin, et opposer une fausse clémence à une fausse soumission. Voici ce qu'il écrit à ses mandataires (l'abbé de Cîteaux et les évêques de Riez et de Couserans): "On nous a demandé avec insistance quelle attitude les croisés devaient prendre à l'égard du comte de Toulouse. Suivons le conseil de l'apôtre qui a dit: "J'étais astucieux: je vous ai pris par la ruse..." Usez d'une sage dissimulation: laissez-le (le comte) d'abord de côté pour agir contre les rebelles. Il sera d'autant moins facile d'écraser ces satellites de l'Antéchrist qu'on les aura laissés se grouper pour la résistance commune. Rien de plus aisé, au contraire, d'en venir à bout, si le comte n'accourt pas à leur aide, et peut-être que la vue du désastre lui fera faire un retour en lui-même. S'il persiste dans ses mauvais desseins, on pourra lorsqu'il sera isolé et réduit à ses seules forces, terminer par lui et l'accabler sans grand effort".

C'est à Saint-Gilles, lieu de la mort de Pierre de Castelnau, que se déroulera, en juin 1209, la cérémonie de l'amende honorable. Il semble qu'avant d'abattre l'ennemi, l'Église, en la personne des légats, ait tenu à montrer au peuple ce que pèse la puissance des grands de ce monde face à la puissance de Dieu.

Trois archevêques et dix-neuf évêques seront rassemblés dans la grande église de Saint-Gilles, cette magnifique église qui, aujourd'hui encore, nous donne une idée de ce qu'étaient le faste et la piété des anciens comtes de Toulouse. Une foule de hauts dignitaires, de vassaux, de clercs se presse tant dans l'église que devant le parvis. Entre les deux grands lions qui gardent l'entrée de la porte centrale, des reliques du Christ et des saints sont disposés. Le comte, en costume de pénitent, la corde au cou, cierge en main, nu jusqu'à la ceinture, est amené sur le parvis et là, la main sur les châsses, il jure obéissance au pape et aux légats. Alors, Milon lui passe au cou son étole, l'absout et, lui frappant le dos d'une poignée de verges, le fait entrer dans l'église. La foule, qui entre à sa suite dans l'église, est si compacte qu'il ne peut plus en ressortir et on le fait passer par la crypte où se trouve enseveli le corps de Pierre de Castelnau. Les contemporains, qui voient des signes partout, regardent cette coïncidence comme un juste châtiment du crime présumé.