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Avant cette cruelle cérémonie, le comte avait dû souscrire aux conditions suivantes: il devait faire amende honorable à tous les évêques et tous les abbés avec lesquels il était en conflit; se dépouiller de ses droits sur les évêchés et les établissements religieux; chasser les routiers ou troupes de mercenaires qui défendaient ses territoires; ne plus confier de charges publiques à des Juifs; ne plus protéger les hérétiques et les livrer aux croisés; tenir pour hérétiques toutes les personnes dénoncées comme telles par le clergé; s'en rapporter à la décision des légats pour toutes les plaintes déposées contre lui; observer et faire observer toutes les clauses des paix et trêves établies par les légats. Bref, par cet acte de soumission le comte acceptait une véritable dictature de l'Église sur ses terres. Il devait considérer les clauses de ce traité difficilement réalisables dans la pratique et se disait aussi sans doute que le temps travaillerait pour lui.

Aussitôt absous, Raymond VI prend une initiative inattendue: il demande lui-même à prendre la croix. Cette décision, de la part d'un prince qui a toujours fait son possible pour ménager les hérétiques, est quelque peu surprenante. "...Perfidie nouvelle! écrit Pierre des Vaux de Cernay. Cet homme ne prenait la croix que pour rendre sa personne et ses biens intangibles et dissimuler ses néfastes projets11". Ce qui semble l'évidence même. Mais Raymond VI pensait gagner, par-dessus la tête des légats dont il n'espérait plus rien, la confiance du pape. En effet, Innocent III lui écrira le 26 juillet: "Après avoir été un objet de scandale pour beaucoup te voilà devenu un modèle... Nous ne voulons que ton bien et ton honneur. Tu peux être assuré que nous ne supporterons pas qu'on te fasse tort si tu ne le mérites pas12". Langage diplomatique qui n'engage peut-être pas à grand-chose; mais Raymond VI jouera cette carte jusqu'au bout.

Le comte de Toulouse n'est pas seulement le principal personnage du drame qui va se jouer sur ses terres; sa personnalité est comme l'image des contradictions, des faiblesses, des vertus et des malheurs de son pays et sa conduite est beaucoup moins le résultat de ses propres impulsions, bonnes ou mauvaises, que le relief de la situation où se trouvait la terre occitane à l'époque du désastre. Son caractère privé s'efface devant le rôle qu'il avait à jouer et l'on ne peut même pas dire que la tâche ait été trop lourde pour ses épaules; il semble si bien s'identifier avec la cause de son peuple, qu'il finit par apparaître comme quelque chose de bien plus qu'un chef: un souverain véritablement légitime, dont la fonction est d'être le symbole de son peuple et l'esclave des intérêts de ses sujets. Avec ses faiblesses et ses défauts, il reste, face à des adversaires déshumanisés par la foi, le fanatisme, l'ambition ou simplement l'ignorance, humain jusqu'au bout. Raymond VI avait commis une faute trop lourde de conséquences pour qu'on pût la laisser impunie à une époque où l'on jugeait et condamnait les peuples sur la conduite de leurs princes: il a été un souverain tolérant.

La tolérance ne passait pas pour une vertu et, sans doute, Raymond VI ne s'est-il jamais vanté de la posséder. Ses aïeux, son père avaient brûlé des hérétiques, comme l'on fait les rois, leurs voisins. Mais, vers la fin du XIIe siècle, l'hérésie avait fait de tels progrès qu'ils eût fallu brûler des milliers de personnes et réduire à la mendicité des provinces entières si l'on voulait s'en tenir à la lettre de la loi. Le comte ne pouvait plus persécuter les hérétiques pour la bonne raison qu'ils formaient à présent une partie importante de ses sujets. Ce qui dans les autres pays était encore un scandale monstrueux devenait dans le Midi de la France une espèce de mal inévitable dont on prend son parti et qui finit à la longue par ne plus apparaître comme un mal. "...Pourquoi donc, demande Foulques, l'évêque de Toulouse, au chevalier Pons Adhémar, ne pas les (les hérétiques) disperser et les expulser de vos terres? - Nous ne le pouvons pas, répond le chevalier. Nous avons été élevés avec eux, nous avons parmi eux de nos parents et nous les voyons vivre honnêtement" (Guillaume de Puylaurens). Et l'historien ajoute: "Ainsi l'erreur, sous le voile hypocrite d'une vie honorable, dérobait la vérité à ces esprits peu clairvoyants13".

Tels étaient les faits. Mais il faudrait essayer de comprendre comment un pays, de longue et solide tradition catholique, a pu en arriver à cette acceptation tacite d'une religion qui avait pour but avoué la destruction totale de l'Église. Pour comprendre cela, il faudrait jeter un rapide coup d'œil sur l'histoire de la terre occitane au XIIe siècle, sur sa situation politique et sociale et, surtout, sur le climat spirituel et moral de ces provinces qui étaient à l'époque un des grands foyers de la civilisation occidentale.

Les territoires soumis à la suzeraineté des comtes de Toulouse étaient presque aussi vastes que les terres directement soumises à la couronne de France, mais le "pays de la langue occitane" - de la langue d'oc - n'est pas une grande puissance; c'est tout de même un pays indépendant. Théoriquement, le comte de Toulouse est vassal du roi de France. Il l'est beaucoup moins que le comte de Champagne ou même que le duc de Bourgogne; Paris est loin de Toulouse, la langue du Nord n'est pas celle du Midi, le pouvoir du roi de France dans le Midi est purement nominal. D'autre part, le comte tient une partie de ses domaines du roi d'Angleterre, suzerain tout aussi éloigné et aussi théorique. De grands vassaux du comte de Toulouse sont aussi vassaux du roi d'Aragon et ce roi détient, en plein Languedoc, Montpellier et les vicomtés de Carlat et de Millau. Arles est terre d'Empire. Une telle multiplicité de suzerains est en elle-même une garantie d'indépendance. Si l'empereur est loin, si le roi d'Angleterre est trop occupé par la défense de ses trop vastes domaines contre la puissance grandissante des rois de France, si le roi d'Aragon, qui ne demande pas mieux que d'agrandir ses domaines au-delà des Pyrénées, est pris par son combat permanent contre les Maures, si le roi de France cherche à étendre sa domination vers les frontières naturelles des terres qui entourent la sienne, le comte de Toulouse peut être tranquille. Ses suzerains, dans leur lutte pour les zones d'influence, sont pour lui des protecteurs virtuels et non des maîtres.

Mais ce tableau est encore trop simple: le comté de Toulouse subit tour à tour, au cours du XIIe siècle, les invasions des Anglais et celles des Aragonnais, qui ravagent le Toulousain et le Rouergue. Raymond V, le père de Raymond VI, passe sa vie à se défendre contre ses dangereux protecteurs; et, en 1181, il compte, dans les rangs des alliés de son adversaire le roi d'Aragon, ses principaux vassaux, les comtes de Montpellier, de Foix et de Comminges et le vicomte de Béziers. Il est le beau-frère de Louis VII dont il a épousé la sœur. Constance, et le roi vient, en effet, à son secours pour le protéger contre l'Anglais; il se comporte envers sa femme de telle façon qu'il est bientôt obligé de se brouiller avec le roi de France et de transférer son hommage au Plantagenet; mais le vieux roi d'Angleterre, Henri II, est en guerre contre son fils, Richard Cœur de Lion, et celui-ci, à la tête de son armée de routiers, envahit le Toulousain. Tout ceci montre que la politique de bascule a ses dangers; mais les comtes de Toulouse ne renonçaient pas à leur indépendance. Les rois de France, d'Angleterre et d'Aragon leur donnaient leurs sœurs en mariage et recherchaient leur alliance: sur leurs terres, les Raymond ne devaient obéissance à personne.

Mais ces mêmes comtes de Toulouse étaient presque aussi peu maîtres dans leur province que les rois de France ne le sont dans le comté de Toulouse. Les Trencavel, vicomtes de Béziers, ont un domaine qui comprend le Carcassès, l'Albigeois, le Razès, et leurs territoires, qui s'étendent du Tarn aux Pyrénées, sont terres vassales du roi d'Aragon. Pendant tout le XIIe siècle, les comtes de Toulouse lutteront sans succès contre la puissance grandissante des Trencavel. Les comtes de Foix, retranchés dans leurs montagnes, ne sont pas davantage soumis à l'autorité des comtes de Toulouse, avec lesquels ils ne s'allient que pour lutter contre les Trencavel. Les ligues de vassaux contre le comte se forment et se défont perpétuellement, au gré des intérêts de chaque participant.