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Ces exemples donneraient une triste idée de la situation politique du Languedoc à la veille de la croisade, si l'on ne tenait pas compte du fait qu'il en allait à peu près de même pour tous les royaumes d'Occident, que les rois de France ont eu à lutter contre des ligues de vassaux. Qu'en Angleterre la lutte systématique des féodaux contre le pouvoir royal aboutit à la Grande Charte; que l'Allemagne et l'Italie sont le théâtre de guerres chroniques allant de la lutte pour l'Empire aux rivalités de clochers. Bref, à cette époque, où le lien moral qui liait l'homme à son seigneur et à son Église était une force réelle et indiscutée, la conduite de chacun semblait inspirée par le dicton populaire: "Charbonnier est maître en sa maison".

Ces hommes qui ne parlent jamais de liberté agissent le plus souvent comme s'ils n'avaient d'autre idéal et d'autre bien à défendre que leur liberté. On voit des villes se révolter contre leur seigneur légitime par peur de voir restreindre leur liberté de se gouverner elles-mêmes, les évêques tenir tête aux rois, voire aux papes, les seigneurs faire la guerre aux évêques, tous semblent mettre leur point d'honneur dans le refus de toute contrainte. Dans le Midi de la France, cet état d'esprit avait atteint son apogée, car le pays était de civilisation ancienne, riche, orgueilleux de son passé et avide de progrès.

Nous venons de voir que le comte de Toulouse n'est pas maître de ses vassaux; mieux que cela: sur ses propres terres qui lui sont par tradition fidèles, il ne peut lever une armée et est obligé de faire appel à des mercenaires. Bien souvent s'il veut faire appel à ses vassaux, il n'a même pas à qui s'adresser: alors que dans le Nord l'héritage d'un seigneur passait à sa mort au fils aîné, dans le Midi le fief était partagé entre tous les enfants et, après trois générations, un château pouvait appartenir à cinquante ou soixante "co-seigneurs", lesquels à leur tour, par mariage ou succession, pouvaient être aussi "co-seigneurs" d'autres châteaux; les grandes propriétés n'avaient pas de chef, mais tout au plus un gérant. Les frères et cousins ne s'accordant pas toujours entre eux, un fief, même important, ne constituait pas une unité militaire, comme c'était le cas en France.

Le comte n'est pas davantage maître dans les grandes villes qui sont des républiques autonomes, n'obéissant à leur suzerain que tant qu'il les laisse tranquilles. La prospérité des villes dans ce pays de passage et de commerce était plus grande, plus notoire que partout ailleurs. Les privilèges des bourgeois sont immenses. Tout habitant de la cité devient homme libre du jour où il s'y fixe et sa qualité de citoyen garantit si bien sa sécurité que nul autre pouvoir que les tribunaux de sa ville n'a droit de le juger, eût-il commis un délit à cent lieues des murs de sa cité.

La ville est gouvernée par des consuls, survivance du droit romain qui forme encore les bases de la juridiction locale. Les consuls ou capitouls sont élus parmi les bourgeois et les nobles de la cité et, ici, le bourgeois est l'égal du chevalier en droit et en fait; on voit là un relâchement de l'esprit de caste que la noblesse du Nord ne pardonnera ni aux nobles ni aux bourgeois du Midi. Le riche bourgeois est un grand seigneur, si sûr de ses droits qu'il tient tête au chevalier. Pour la défense de leurs libertés, les bourgeois ne reculent devant rien: ainsi en 1161, on voit les citoyens de Béziers tuer leur vicomte et rouer de coups leur évêque dans l'église de la Madeleine. Ce crime, il est vrai, donna lieu à des représailles terribles; mais l'esprit d'indépendance de ces petites républiques ne faisait que se forger et s'exaspérer dans leur lutte contre les abus de pouvoir des princes.

Au milieu de ce désordre organisé, l'Église, force supranationale, disciplinée en principe, obéissant à un chef unique, était condamnée, par la force des choses, à céder à la contagion. Elle était cruellement persécutée en tant que puissance temporelle; sa richesse excitait toutes les convoitises, son autorité semblait être une atteinte à l'indépendance de chacun: les évêques avaient le verbe haut et la poigne dure, ils se sentaient, de droit, maîtres du pays après Dieu et le pape. En fait, rien ne justifiait leur prétention, ils étaient, là comme partout ailleurs, et plus que partout ailleurs, de grands féodaux, disposant de vastes terres, de revenus considérables et souvent plus préoccupés par la défense de leurs intérêts temporels que par la direction spirituelle des habitants de leur diocèse. Ils avaient une excuse: il fallait hurler avec les loups, le patrimoine terrestre de l'Église était une garantie de sa liberté morale et ce patrimoine était durement menacé.

Indociles à la voix du pape, ils sont, de plus, extrêmement impopulaires dans leurs diocèses, le peuple ne les soutient pas contre les attaques des féodaux, il leur reproche leur luxe, leur indifférence pour les pauvres, leur passion pour les croisades. Les abbés, également princes sur leurs terres, grâce à la richesse de leurs couvents, ne sont guère mieux vus. Le bas clergé, négligé par ses supérieurs, tombe dans un tel discrédit que les évêques ont du mal à recruter de nouveaux cadres et ordonnent les premiers venus. De l'aveu de tous les écrivains catholiques de l'époque, l'Église, dans le Midi de la France, n'avait ni autorité ni prestige; elle était "morte".

Les peuples catholiques en étaient réduits ou bien à se contenter d'une Église qui eût induit en tentation les meilleurs, ou bien à chercher une autre issue à leurs aspirations spirituelles.

Ce pays, que rémunération des faits cités plus haut tendrait à faire apparaître comme une espèce d'enfer où régnent la discorde et l'anarchie, était en fait un pays où la vie était moins dure qu'ailleurs et même un pays uni. Seulement, son unité était intérieure plutôt qu'apparente, c'était l'unité d'une civilisation, le lien invisible que crée entre les fils d'une même terre une façon commune de penser et de sentir. Ce n'était pas seulement la richesse du bourgeois qui forçait le chevalier à le respecter, et à ces comtes de Toulouse éternellement absorbés par leurs disputes avec leurs évêques et leurs vassaux, le peuple témoignera toujours un amour et un respect sans condition.

En dépit de guerres périodiques qui n'occupaient d'ailleurs qu'un petit nombre de combattants, mais causaient toujours des dégâts dans les campagnes, le peuple ne passait pas pour pauvre. Des témoignages du temps (cf. Étienne, abbé de Sainte-Geneviève, futur évêque de Tournai)14 nous apprennent que les routes étaient peu sûres, infestées de Basques et d'Aragonnais, les campagnes incendiées, les maisons en ruines: les barons du Midi, dans leurs guerres, se servaient de routiers, faute d'armée régulière. Mais les villages situés le long des routes sont rares, la plupart sont des bourgs fortifiés ou dépendant d'une ville, le paysan est bien souvent bourgeois et cultive sa vigne sous les murs de sa cité. La terre était fertile et la prospérité des villes se reflétait sur la vie des paysans. Non seulement les bourgeois, mais beaucoup de paysans sont des hommes libres et dans une grande partie des fiefs, l'absence d'un seigneur unique fait que les serfs ne dépendent pratiquement de personne.

Le bourgeois est un privilégié: il est non seulement libre, mais protégé par sa communauté et le développement de plus en plus grand du commerce et de l'artisanat est en train d'élever le petit peuple lui-même à la dignité d'une classe forte et consciente de ses droits.