Des commentateurs sont allés jusqu'à prétendre que la Dame n'était que le symbole soit de l'Église cathare, soit de quelque révélation ésotérique, et il est vrai que les poèmes de certains troubadours ont des accents assez semblables à ceux des poètes mystiques arabes. Sans doute, il ne s'agit là que d'une réminiscence littéraire, car à l'époque personne n'a songé à prendre cette poésie pour autre chose qu'une poésie d'amour. Mais il n'en reste pas moins vrai que la poésie des troubadours semble avant tout chanter une méthode de perfectionnement moral et spirituel au moyen de l'amour, plutôt que l'amour même. Ces tourments, ces soupirs, ces longues attentes et ces morts par métaphore semblent à la fois passionnément sincères et un peu irréels. C'est sa propre beauté d'âme que le poète semble admirer à travers ses souffrances.
Cette société turbulente, égoïste, inquiète, à travers sa prodigalité extravagante (à ne citer que l'exemple de ce seigneur de Venous qui, par bravade, fait brûler vifs trente chevaux sous les yeux de ses invités), à travers son engouement pour les arts les plus inutiles en apparence et sa soif d'amours irréalisables, témoigne pour une certaine manière de vivre qui ne manque pas de noblesse. Sous une frivolité apparente se cache peut-être un désir de détachement, de refus de prendre au sérieux des choses qui n'en valent pas la peine. Le jour du danger venu et la première surprise passée, la noblesse occitane saura se battre et fera preuve d'un patriotisme intransigeant et parfois féroce; sa faiblesse en tant que puissance politique n'est nullement le signe d'un manque de vitalité.
Ce que nous savons, en tout cas, c'est que cette noblesse était non seulement indulgente envers l'hérésie, mais qu'elle en a même été le soutien le plus sûr et le plus notoire. C'est parce que la religion nouvelle avait conquis la seule classe de la population qui pût défendre la cause de l'Église par les armes que la croisade avait été jugée nécessaire.
La terre occitane, pays catholique en principe et en fait, était tout naturellement, sans heurts, sans révolte réelle, devenue terre d'hérésie. La nouvelle doctrine y était si bien acclimatée qu'il était déjà impossible de distinguer le bon grain de l'ivraie, il fallait ou ne pas agir du tout, ou se résigner à frapper au hasard. Dans cette guerre impitoyable qui durera plus de dix ans, les hérétiques sembleront n'être plus qu'un prétexte, les chefs de la croisade viseront à l'écrasement du pays tout entier.
Mais la croisade, loin de détruire l'hérésie, lui redonnera des forces nouvelles, il faudra un siècle pour en venir à bout et on n'y parviendra qu'au prix de l'étouffement progressif des forces vives du pays.
3 10 mars 1204.
4 Pierre des Vaux de Cernay, ch. III.
5 Guillaume de Puylaurens, ch. X.
6 "Chanson de la Croisade", ch. VI, 131-134.
7 Lettre d'Innocent III à Philippe Auguste, 9 février 1209.
8 Pierre des Vaux de Cernay, ch. LXIV.
9 Pierre des Vaux de Cernay, ch. IV.
10 Lettre d'Innocent III à Raymond VI, 20 mai 1207.
11 "Chanson de la Croisade", ch. VI, 131-134.
12 Lettre d'Innocent III à Raymond VI.
13 G. de P., ch. IX.
14 Lettres d'Étienne de Tournai, nouv. éd. par l'abbé Desilve, Valenciennes, Paris, 1893.
CHAPITRE II
L'HÉRÉSIE ET LES HÉRÉTIQUES
I - ORIGINES
L'existence des hérésies est inséparable de l'existence même de l'Église: là où il y a dogme, il y a hérésie; et depuis les origines, l'histoire de l'Église chrétienne est une longue suite de luttes contre diverses hérésies, luttes aussi âpres et aussi sanglantes que celles qui opposèrent les communautés chrétiennes aux non-chrétiens. Mais à partir du VIe siècle, l'Europe occidentale, mal remise du choc des grandes invasions et toujours menacée d'être envahie de nouveau, jouit d'une relative stabilité religieuse et l'autorité de l'Église est théoriquement respectée15.
Or, l'hérésie, ou plutôt les hérésies pullulaient partout. Les survivances de l'arianisme et du manichéisme vaincus resurgissaient sans cesse, tantôt sous forme de compromis tacite avec l'orthodoxie, tantôt sous forme d'opposition ouverte; de plus, les abus inévitables à l'existence d'une Église établie provoquaient sans cesse des protestations, des tendances réformatrices qui prenaient souvent le caractère d'hérésies, c'est-à-dire de divergences avec la doctrine officielle. Les hérésies apparaissaient dans les campagnes, où elles étaient peut-être une survivance à peine christianisée du mysticisme celtique; dans les couvents, où elles étaient le fruit de méditations de moines à l'esprit aventureux; dans les chaires de théologie; dans les villes, où elles prenaient le caractère de révoltes à tendance sociale.
Mais dans le Nord de l'Italie et dans le Midi de la France, Rome avait à faire face à une situation totalement différente: il ne s'agissait plus de manifestations d'indépendance locales et individuelles, mais d'une véritable religion rivale qui s'installait en plein cœur de la chrétienté et gagnait du terrain par son assurance d'être la seule vraie religion. Les moyens de persuasion traditionnels employés par l'Église contre ses fils égarés se heurtaient à un mur inébranlable: ces hérétiques-là n'étaient plus des catholiques dissidents, ils puisaient leur force dans la conscience d'appartenir à une religion qui n'a jamais rien eu à voir avec le catholicisme, à une religion plus ancienne que l'Église.
(Il ne faut pas, du reste, perdre de vue le fait qu'une bonne partie des hérétiques, tant Italiens qu'Occitans, se composait de vaudois et d'autres sectes à tendance réformatrice, que l'Église eût sans doute réussi, à la longue, à ramener dans son sein par une politique plus compréhensive. Mais comme ces mouvements de réforme un peu extrémistes ont fini par être confondus avec la grande hérésie, le catharisme, c'est de celui-ci que nous avons à parler avant tout).
La religion des cathares, ou des "purs" venait d'Orient. Les contemporains les traitaient de manichéens et d'ariens. En fait, la plupart des sectes hérétiques qui apparaissent en Europe occidentale à partir du XIe siècle sont traitées de "manichéennes". C'est une façon de parler, les hérétiques ne se réclament jamais de Manès, et il est certain que les diverses Églises de tendance manichéenne avouée qui s'étaient implantées en Espagne, en Afrique du Nord et même en France avaient depuis longtemps renoncé à cette redoutable filiation qui les vouait aux anathèmes et aux bûchers. Il n'y avait plus de manichéens, il n'y avait plus que des "chrétiens".
Des historiens modernes (F. Niel) sont allés jusqu'à dire que le catharisme n'était pas une hérésie, mais une religion qui n'avait plus rien de commun avec le christianisme. Il serait plus exact de dire qu'elle n'avait rien de commun avec le christianisme tel que dix siècles d'histoire de l'Église l'avaient formé. La religion cathare est une hérésie qui remonte au temps où les dogmes n'étaient pas encore cristallisés, où le monde antique confronté avec la foi nouvelle tâtonnait, cherchait, tentait par tous les moyens à sa portée de s'assimiler une doctrine étrangère, trop dynamique, trop vivante et dont les contradictions apparentes et réelles n'étaient pas faites pour rassurer des esprits avides de clarté.
Le gnosticisme, essai de synthèse entre la philosophie antique et le christianisme, niant la possibilité de la création par Dieu du mal et de la matière, fut de bonne heure condamné par les Pères de l'Église et ne devait jamais disparaître complètement; son esprit est toujours resté vivace dans les Églises d'Orient et son influence sur la tradition occidentale est plus grande qu'on ne le croit. Les gnostiques influencent la doctrine de Manès qui, héritier de la religion perse, croit à deux principes essentiels, le Bon et le Mauvais; Manès à son tour influence le gnosticisme; et, de ce fait, la grande tradition dualiste, qui pénètre, du reste, par des voies souterraines dans le christianisme orthodoxe, portera le nom de manichéisme.