Eh! quel tort vous fais-je en vous élevant au-dessus de moi?
Après le bonheur de commander aux hommes, le plus grand honneur, Monsieur, n'est-il pas de les juger?
Voilà donc qui est arrangé. Je ne reconnais plus d'autre juge que vous; sans excepter messieurs les spectateurs, qui, ne jugeant qu'en premier ressort, voient souvent leur sentence infirmée à votre tribunal.
L'affaire avait d'abord été plaidée devant eux au théâtre et ces messieurs ayant beaucoup ri, j'ai pu penser que j'avais gagné ma cause à l'audience. Point du tout; le journaliste établi dans Bouillon prétend que c'est de moi qu'on a ri. Mais ce n'est là, Monsieur, comme on dit en style de palais, qu'une mauvaise chicane de procureur, mon but ayant été d'amuser les spectateurs, qu'ils aient ri de ma pièce ou de moi, s'ils ont ri de bon coeur, le but est également rempli: ce que j'appelle avoir gagné ma cause à l'audience.
Le même journaliste assure encore, ou du moins laisse entendre, que j'ai voulu gagner quelques-uns de ces messieurs, en leur faisant des lectures particulières, en achetant d'avance leur suffrage, par cette prédilection. Mais ce n'est encore là, Monsieur, qu'une difficulté de publiciste allemand. Il est manifeste que mon intention n'a jamais été que de les instruire: c'étaient des espèces de consultations que je faisais sur le fond de l'affaire. Que si les consultants, après avoir donné leur avis, se sont mêlés parmi les juges, vous voyez bien, Monsieur, que je n'y pouvais rien de ma part, et que c'était à eux de se récuser par délicatesse, s'ils se sentaient de la partialité pour mon barbier andalou.
Eh! plût au Ciel qu'ils en eussent un peu conservé pour ce jeune étranger! Nous aurions eu moins de peine à soutenir notre malheur éphémère. Tels sont les hommes: avez-vous du succès, ils vous accueillent, vous portent, vous caressent, ils s'honorent de vous; mais gardez de broncher dans la carrière: au moindre échec, à mes amis! souvenez-vous qu'il n'est plus d'amis.
Et c'est précisément ce qui nous arriva le lendemain de la plus triste soirée. Vous eussiez vu les faibles amis du Barbier se disperser, se cacher le visage ou s'enfuir; les femmes, toujours si braves quand elles protègent, enfoncées dans les coqueluchons jusqu'aux panaches et baissant des yeux confus; les hommes courant se visiter, se faire amende honorable du bien qu'ils avaient dit de ma pièce, et rejetant sur ma maudite façon de lire les choses tout le faux plaisir qu'ils y avaient goûté. C'était une désertion totale, une vraie désolation.
Les uns lorgnaient à gauche, en me sentant passer à droite, et ne faisaient plus semblant de me voir: ah! Dieux! D'autres, plus courageux, mais s'assurant bien si personne ne les regardait, m'attiraient dans un coin pour me dire: “ Eh! comment avez-vous produit en nous cette illusion? Car il faut en convenir, mon ami, votre pièce est la plus grande platitude du monde.
– Hélas! Messieurs, j'ai lu ma platitude, en vérité, tout platement comme je l'avais faite; mais au nom de la bonté que vous avez de me parler encore après ma chute et pour l'honneur de votre second jugement, ne souffrez pas qu'on redonne la pièce au théâtre; si, par malheur, on venait à la jouer comme je l'ai lue, on vous ferait peut-être une nouvelle tromperie, et vous vous en prendriez à moi de ne plus savoir quel jour vous eûtes raison ou tort; ce qu'à Dieu ne plaise! ” On ne m'en crut point, on laissa rejouer la pièce, et pour le coup je fus prophète en mon pays. Ce pauvre Figaro, fessé par la cabale en faux-bourdon et presque enterré le vendredi, ne fit point comme Candide; il prit courage, et mon héros se releva le dimanche, avec une vigueur que l'austérité d'un carême entier et la fatigue de dix-sept séances publiques n'ont pas encore altérée. Mais qui sait combien cela durera? Je ne voudrais pas jurer qu'il en fût seulement question dans cinq ou six siècles, tant notre nation est inconstante et légère!
Les ouvrages de théâtre, Monsieur, sont comme les enfants des femmes: conçus avec volupté, menés à terme avec fatigue, enfantés avec douleur et vivant rarement assez pour payer les parents de leurs soins, ils coûtent plus de chagrins qu'ils ne donnent de plaisirs. Suivez-les dans leur carrière: à peine ils voient le jour que, sous prétexte d'enflure, on leur applique les censeurs; plusieurs en sont restés en chartre. Au lieu de jouer doucement avec eux, le cruel parterre les rudoie et les fait tomber. Souvent, en les berçant, le comédien les estropie. Les perdez-vous un instant de vue, on les retrouve, hélas! traînant partout, mais dépeqaillés, défigurés, rongés d'extraits et couverts de critiques. Echappés à tant de maux, s'ils brillent un moment dans le monde, le plus grand de tous les atteint, le mortel oubli les tue; ils meurent, et, replongés au néant, les voilà perdus à jamais dans l'immensité des livres.
Je demandais à quelqu'un pourquoi ces combats, cette guerre animée entre le parterre et l'auteur, à la première représentation des ouvrages, même de ceux qui devaient plaire un autre jour. “ Ignorez-vous, me dit-il, que Sophocle et le vieux Denys sont morts de joie d'avoir remporté le prix des vers au théâtre?
Nous aimons trop nos auteurs pour souffrir qu'un excès de joie nous prive d'eux en les étouffant; aussi, pour les conserver, avons-nous grand soin que leur triomphe ne soit jamais si pur, qu'ils puissent en expirer de plaisir. ” Quoi qu'il en soit des motifs de cette rigueur, l'enfant de mes loisirs, ce jeune, cet innocent Barbier, tant dédaigné le premier jour, loin d'abuser le surlendemain de son triomphe ou de montrer de l'humeur à ses critiques, ne s'en est que plus empressé de les désarmer par l'enjouement de son caractère.
Exemple rare et frappant, Monsieur, dans un siècle d'ergotisme où l'on calcule tout jusqu'au rire; où la plus légère diversité d'opinions fait germer des haines éternelles; où tous les jeux tournent en guerre; où l'injure qui repousse l'injure est à son tour payée par l'injure jusqu'à ce qu'une autre effaçant cette dernière en enfante une nouvelle, auteur de plusieurs autres, et propage ainsi l'aigreur à l'infini, depuis le rire jusqu'à la satiété, jusqu'au dégoût, à l'indignation même du lecteur le plus caustique.
Quant à moi, Monsieur, s'il est vrai, comme on l'a dit, que tous les hommes sont frères (et c'est une belle idée), je voudrais qu'on pût engager nos frères les gens de lettres à laisser, en discutant, le ton rogue et tranchant à nos frères les libellistes, qui s'en acquittent si bien! ainsi que les injures à nos frères les plaideurs… qui ne s'en acquittent pas mal non plus.
Je voudrais surtout qu'on pût engager nos frères les journalistes à renoncer à ce ton pédagogue et magistral avec lequel ils gourmandent les fils d'Apollon et font rire la sottise aux dépens de l'esprit.
Ouvrez un journaclass="underline" ne semble-t-il pas voir un dur répétiteur, la férule ou la verge levée sur les écoliers négligents, les traiter en esclaves au plus léger défaut dans le devoir? Eh! mes frères, il s'agit bien de devoir ici! la littérature en est le délassement et la douce récréation. A mon égard au moins, n'espérez pas asservir dans ses jeux mon esprit à la règle:
il est incorrigible, et, la classe du devoir une fois fermée, il devient si léger et badin que je ne puis que jouer avec lui.
Comme un liège emplumé qui bondit sur la raquette, il s'élève, il retombe, égaye mes yeux, repart en l'air, y fait la roue et revient encore. Si quelque joueur adroit veut entrer en partie et ballotter à nous deux le léger volant de mes pensées, de tout mon coeur, s'il riposte avec grâce et légèreté, le jeu m'amuse et la partie s'engage. Alors on pourrait voir les coups portés, parés, reçus, rendus, accélérés, pressés, relevés même avec une prestesse, une agilité propre à réjouir autant les spectateurs qu'elle animerait les acteurs.