Le bébé géant
Une histoire de Zoologie Spatiale
par Jack Sharkey
1
La trace verte dansait sur l’écran gris et lisse, en une ligne brisée dont les angles se répétaient çà et là. Par instants terne, elle brillait ensuite d’un éclat émeraude avant de s’estomper à nouveau. Le technicien tourna le bouton. Il y eut un bourdonnement prolongé à l’intérieur de la machine, tandis que les fiches d’information étaient reclassées.
— « Voulez-vous regarder encore, lieutenant ? » demanda le technicien. Il gardait les doigts au-dessus des cadrans, le corps figé en un mouvement interrompu.
Jerry Norcriss acquiesça avec un signe de tête bref et autoritaire. Le technicien remit l’appareil en marche. Avec un sifflement léger, la ligne brillante s’agita de nouveau sur l’écran circulaire.
« C’est ici que le rayon-sonde a enregistré la première impulsion de la créature, » dit le technicien.
Jerry hocha la tête. Ses yeux étaient rivés sur le dessin phosphorescent qui zigzaguait sur l’écran. Les pointes culminantes et les creux soudains amenaient en lui une sorte de désespoir.
— « C’est une impulsion puissante, » dit-il, étonné. C’était là un de ses rares commentaires. Les Zoologistes Spatiaux ne parlaient pour ainsi dire jamais à ceux qui n’étaient pas de leur classe et, même entre eux, ils étaient remarquablement peu loquaces.
Le technicien fut aussi impressionné par ce long discours que par l’alerte reçue au Quartier Général du Corps Spationaval Terrestre et il ne put que hocher la tête gravement. L’écran le fascinait autant que Jerry.
— « Là…» La ligne venait de redevenir très brillante, soudain. « La créature passe directement sous le rayon-sonde. L’impulsion-vie est à pleine puissance. » La ligne perdit de sa brillance et s’estompa. « Nous la perdons à nouveau, lieutenant. »
— « Nous l’avons eue pendant combien de temps ? » demanda Jerry en s’efforçant de parler calmement.
— « Près d’une minute, » dit le technicien sans quitter l’écran des yeux. L’impulsion, maintenant, n’était plus visible. « Cela signifie que la chose, quelle qu’elle soit, est grosse, lieutenant, très grosse. Elle est même diablement grosse pour que l’impulsion maximale dure aussi longtemps. »
— « Je sais parfaitement ce que cela signifie ! » dit Jerry. « Mais c’est tellement…»
Le technicien eut un sourire fugitif. «…Tellement incroyable, lieutenant ? »
Jerry acquiesça pensivement. « C’est le mot. » Il continuait de voir en lui cette impossible ligne verte qu’il venait d’observer. Les muscles plats et puissants de ses épaules et de son cou se nouaient. Soudain, il se rendait compte qu’il avait affreusement peur…
— « Lieutenant, » dit le technicien tout à coup, « je croyais jusqu’ici que les robofusées de sondage ne pouvaient laisser échapper une seule impulsion vitale sur une planète. Je veux dire qu’en faisant le tour d’un monde toutes les quatre-vingt-dix minutes pendant six mois… il semble impossible qu’une forme de vie non recensée puisse leur échapper. »
— « Je sais, » dit Jerry Norcriss en promenant ses doigts rudes dans la masse de ses cheveux blanchis prématurément. « À l’exception de deux autres cas, je ne peux comprendre comment une telle impulsion-vie a pu échapper à la robofusée. »
— « Deux autres cas, lieutenant ? » demanda le technicien. La défaillance de la sonde l’intriguait tout autant que l’humeur étrangement loquace du zoologiste.
Jerry détourna les yeux de l’écran et détailla le jeune homme qui se tenait à ses côtés. Il était sur le point de répondre, puis se ravisa. Toute tentative de communication était pour lui un effort. Un très gros effort. Et un danger. Seul un autre Zoologiste Spatial pouvait comprendre le danger d’une conversation, d’un relâchement, d’un moment de détente dans cette vigilance perpétuelle des barrières psychiques.
— « N’en parlons plus, » dit-il brusquement. Le sourire du jeune technicien se figea en une expression d’obéissance.
— « Oui, lieutenant, » dit-il avec une cordialité empruntée. « Est-ce que ce sera tout, lieutenant ? »
— « Oui, » dit Jerry. Puis, comme le technicien s’apprêtait à quitter la cabine : « Non, attendez. Dites à Ollie Gibbs de m’apporter une tasse de café. Bien noir. »
L’autre acquiesça, sortit et referma la porte derrière lui.
Jerry prêta l’oreille au bruit des bottes à semelle magnétique tout au long de la coursive de l’astronef. Puis il soupira.
La situation lui apparaissait comme fantastique. Deux fois seulement, dans toute l’histoire de la Zoologie Spatiale, une impulsion avait échappé aux sondes. La première, de façon plutôt comique, s’était présentée sur Terre, lors des premiers essais. La volumineuse robofusée dont les formes renflées, les angles et les antennes ne se prêtaient qu’au vol extra-atmosphérique avait sondé toute la planète. Ses antennes sensitives avaient détecté les impulsions de toutes les formes de vie existant au-dessous et les avaient transcrites sur micro-bande. Celle-ci avait été mise en cartes IBM et ces cartes étaient passées par les chambres de traduction où leurs symboles incompréhensibles étaient devenus une langue intelligible. C’est alors que l’on avait découvert qu’un animal manquait.
Six mois de survol de la planète n’avaient pas permis l’enregistrement de cette impulsion. L’animal était l’ours brun d’Amérique du Nord. Ce ne fut qu’après des heures de palabres et de théories épuisantes que quelqu’un trouva la solution :
L’hiver avait été long et rigoureux. Les ours se trouvaient plongés dans une profonde hibernation. La faible trace de leur impulsion-vie en sommeil n’avait pas été décelée par la sonde qui fouillait sans cesse la Terre depuis les ténèbres de l’espace. Et ainsi, l’animal avait été oublié, tout comme s’il n’eût jamais existé.
Des ruisseaux de sueur avaient pu être épongés de fronts soulagés quand une seconde robofusée, mise en orbite pour une semaine, avait perçu les impulsions de l’animal dès l’éveil du printemps. Les chances pour qu’un animal échappe à la sonde étaient infimes. Mais pourtant l’ours avait bien échappé au rayon, en dépit des probabilités, et le Corps Spationaval dut se dire que, dans l’univers planétaire, il existait une marge infinie pour que l’improbable se produise.
Le seul autre exemple s’était présenté des années après, lorsqu’une colonie nouvellement établie avait été à demi décimée par un troupeau de bêtes énormes semblables au bison terrestre mais dangereusement carnivores. Les six mois d’observation préalable n’avaient pas permis de relever la moindre trace de l’existence d’une telle espèce sur cette planète, troisième du système de Syrinx Gamma dans un groupe récemment découvert au-delà du Sac à Charbon.
L’explication en était absurdement simple. Les troupeaux étaient migrateurs. Et leurs déplacements de la planète sans océan avaient correspondu à peu près au passage du rayon-sonde, de telle façon que la robofusée passait toujours un peu avant ou un peu après le troupeau. Une fois encore, les chances que ce fait se produise étaient insignifiantes et, pourtant, il avait eu lieu. En dehors de ces deux cas, néanmoins, les sondeurs n’avaient commis aucune erreur depuis près d’une décade.
Des précautions avaient été prises contre cette éventualité. Les robofusées n’étaient maintenant envoyées sur une planète que lors des transitions de saison, afin que le rayon explore la surface par temps rigoureux aussi bien que par temps doux pour éviter la répétition du cas des ours bruns. La portée du rayon-sonde avait également été accrue et nul animal dont la vitesse était inférieure à celle d’un avion supersonique ne pouvait éviter d’être détecté et recensé. Ceci devait prévenir le retour des accidents déjà constatés.