— « Si seulement tu relâchais ta prise, » disait l’étranger. Puis il se tut.
Jerry lui aussi avait aperçu les lucioles qui dansaient entre les branches des arbres proches. L’obscurité des bois était traversée de sillages de lumière. Ils commencèrent à briller comme autant de rayons éblouissants au sein des taillis.
« Les hommes ! » cria l’esprit étranger. « Les hommes arrivent ! Les hommes, nos ennemis ! »
Jerry, qui détenait toujours une partie du contrôle sur le corps du rat invisible, lutta contre l’impulsion de fuite qui commençait à se développer.
« Courons ! » hurla l’esprit étranger. « Imbécile, ne peux-tu voir qu’il faut fuir ? Vite, nous sommes perdus ! »
— « Courir… Fuir…» bredouilla Jerry au sein de l’esprit étranger. « Oui… Courir loin des hommes… Les ennemis éternels. Les hommes… Courir, se cacher… Dans un coin sombre, sous un buisson, derrière un arbre…»
Il sentit que son esprit se joignait à celui de l’étranger dans la tension préliminaire de la fuite… L’éclat éblouissant de la lampe-torche l’atteignit alors en plein dans les yeux et l’illusion hypnotique, à cet instant précis, fut brisé par ce déclic psychique. À nouveau, Jerry sut qu’il était un homme.
Un homme dans le corps d’un rat… l’animal que Jerry détestait le plus au monde !
— « Cours ! » hurlait l’étranger. « Pourquoi ne cours-tu pas ? » Puis il se tut en percevant le changement qui s’était produit dans l’esprit qu’il abritait.
« Toi, encore ! » lança-t-il, essayant désespérément de reprendre l’apparence placide du bébé invisible.
— « Trop tard, » dit Jerry, luttant contre les impulsions de la créature, tandis que les hommes surgissaient dans la clairière et que le technicien lançait un ordre au porteur de lance-flammes en le désignant. L’homme s’arrêta et leva la terrible bouche de l’arme, pendant que le technicien fixait le cadran du rupteur.
— « Cinq secondes ! » cria-t-il. « Quatre… trois… deux… une… Allez, vite ! »
Jerry, à l’intérieur de l’esprit étranger et avec la même fascination horrifiée que son hôte, vit la gerbe de flammes jaillir de l’arme et l’atroce fleur orange monter vers son visage en dardant des pousses jaunes et fumantes…
Puis il y eut un éclair silencieux et blanc… Et il s’assit sur la couchette, dans le solarium.
Jana se précipita vers lui.
— « Vous avez réussi ? Vous avez réussi, lieutenant ? » demanda-t-elle. « Est-ce que Bob…»
Il lui prit la main. « Bob est sain et sauf. Il est arrivé à temps. Juste à temps. »
— « Je ne comprends toujours pas, lieutenant, » dit-elle en s’asseyant à côté de lui sans attendre son invitation. « Je ne comprends vraiment rien à tout cela ! »
Pendant un instant, Jerry fut surpris de cette familiarité, puis, attendri, il posa le bras sur ses épaules en un geste paternel.
— « Je vais vous expliquer, » dit-il. « Cela nous fera passer le temps jusqu’au retour de Bob. »
Jana acquiesça.
« L’étranger, » commença-t-il doucement, « était un mimétiste. Un mimétiste parfait. Bien que non-intelligent, il possédait un esprit particulièrement développé pour une fonction : la télépathie. C’est pour cette raison qu’il pouvait mener des conversations mentales apparemment intelligentes avec moi, pendant le Contact. Il percevait mes questions et fouillait mon esprit en quête de la réponse que j’attendais. Il me la restituait alors. Pendant les quarante minutes du Contact, il ne m’a dit que ce que je désirais entendre, comme un écho sélectif. Il n’avait nul besoin de comprendre mes questions, pas plus que les réponses qu’il puisait dans mon esprit. Il n’avait qu’un seul instinct : la survivance. Il percevait une question, sélectionnait une réponse nette dans mon esprit et me la redonnait sans vraiment comprendre comment cela pouvait me neutraliser, tout comme un chien ne comprend pas pourquoi il apaise la colère de son maître en baissant les oreilles et en gémissant. Cela réussit, c’est tout ce dont se soucie l’animal. »
— « Mais comment avez-vous compris ? » demanda Jana.
— « Je n’ai rien compris, » répliqua Jerry. « Il m’a complètement trompé. Jusqu’à ce que le technicien… que Bob me dise que les quarante minutes du Contact s’étaient écoulées, bien que le soleil et les nuages fussent restés immobiles pour moi, durant cette période. Je dois avouer que cela m’a dérouté pendant un moment. Je ne trouvais aucune explication. »
Les yeux de Jana s’agrandirent : elle comprenait soudain. « Vous avez alors compris que le soleil et les nuages étaient immobiles parce que c’était ainsi que vous pensiez les voir depuis l’intérieur d’un bébé ! »
— « C’est cela, » approuva Jerry. « Pourtant, il a commis une erreur avec le bébé. Il l’a reproduit à l’exception de deux détails : la taille et l’aspect. »
— « Comment ? » demanda Jana. « Et d’abord, pourquoi a-t-il pris l’apparence d’un bébé ? »
— « J’y arrive. La taille n’était pas exacte parce que la première chose que j’ai vue, en ouvrant les yeux, a été un bouquet d’arbres dans le lointain, que j’ai pris pour une touffe d’herbe. Étant donné que mon esprit possédait certaines connaissances concernant les tailles relatives des bébés et de l’herbe, l’étranger fit aussitôt en sorte que je voie les autres choses dans cette même perspective. Quand il eut réalisé son erreur, il était trop tard pour ramener la taille du bébé à la normale. Cela eût révélé sa supercherie. »
— « Mais pourquoi cette créature a-t-elle choisi un bébé ? »
— « Parce que c’était son meilleur moyen de défense ! Cet être possédait un puissant pouvoir hypnotique, qui s’exerçait sur l’esprit de ses victimes par interférence télépathique avec la perception sensorielle. Il se montrait toujours sous l’apparence de ce que la victime craignait le moins. Dans mon cas, un bébé. Mais ici aussi il a fait une erreur. Je suis célibataire, Jana. Il n’y a qu’un seul bébé que j’aie jamais connu : moi-même. »
— « Et l’invisibilité ? »
— « Je ne garde aucun souvenir, même à présent, de mon corps de bébé. J’ai dû regarder mes orteils, jouer avec mes doigts, mais ma conscience ne les a jamais enregistrés comme étant une partie de moi-même. La créature était donc dans l’incapacité de reproduire visuellement mon corps, puisqu’elle ne pouvait se fier qu’à ma propre mémoire pour les détails. Par contre, je pouvais lui apprendre comment je me percevais à l’état de bébé. Tous les bébés ont une perception aiguë de leur propre peau. Ils crient si la moindre portion en est attaquée. L’étranger fit donc ressurgir la « sensation » de mon corps de bébé à défaut de la vision. C’est pour cette raison que le cerveau électronique du vaisseau a pu reproduire une réplique presque parfaite de mon image de bébé. »
Jana hocha la tête. Elle comprenait enfin les raisons de cette étrange illusion. « Et cette fois ? Cette suggestion post-hypnotique que vous a transmis exprès le docteur ? Cette illusion d’être un gros rat gris jusqu’à ce que la lumière de la torche vous atteigne droit dans les yeux…»
— « Une ruse, Jana. Une ruse nécessaire. L’étranger était sûr de ses pouvoirs. Si, à mon retour en Contact, j’avais retrouvé le même bébé, je n’aurais toujours pas pu l’attaquer ou m’opposer à lui. Et pourtant c’est ce que je devais faire. Je devais être capable de lutter, de le forcer à l’immobilité jusqu’au dernier moment, pour qu’il soit détruit. C’est pour cela que j’ai choisi le rat gris, un animal dont je ne peux souffrir la vue. Lorsque la lumière a touché mes yeux et que je suis redevenu moi-même, j’ai repris le contrôle de l’étranger. Avant qu’il soit redevenu un bébé pour me neutraliser, il était trop tard : Bob avait donné l’ordre de tirer. Et me revoilà. »