Il cligna des yeux dans la lumière éblouissante et, lentement, les ouvrit.
Comme il accoutumait son regard à la lumière, il aperçut un amas étrange, formé de minuscules bâtonnets avec des branches grosses comme des fils, couvertes de pousses vertes qui étaient des feuilles miniature. À mi-chemin entre son visage et cette fragile végétation, une ligne bleue et brillante, mince comme un ruban, serpentait au fond d’un ravin. À l’extrémité opposée de ce ruisselet, s’élevait une pente couverte d’un velours vert à l’éclat riche et doux. Elle s’achevait sur une zone plus vaste de pousses en taillis. Étonné, Jerry regarda le ciel. Il découvrit des nuages sur un fond bleu tendre… mais des nuages qui ne ressemblaient à rien qu’il eût déjà vu. Aucun d’eux n’avait plus de trente centimètres de diamètre. Ils flottaient dans le ciel comme autant de boules de coton.
Il ramena son regard sur le sol et vit pour la première fois qu’une bande de terre labourée et grisâtre s’étendait entre lui et le ruisselet. Deux lignes de métal scintillaient, s’éloignant jusqu’à de petites formes cubiques, contre un escarpement du sol.
Jerry retint un cri. Son esprit venait de comprendre ce qu’il voyait, si brusquement qu’il en fut ébranlé.
Tout se mit en ordre. Les pousses étaient en réalité de grands arbres, la pente de velours vert une immense prairie, le ruisselet une rivière torrentueuse, et les deux lignes de métal sur le fond de terre grise étaient les rails des wagonnets de la mine qui allaient jusque dans le sous-sol. Inconsciemment, Jerry avait perçu les diverses images selon l’échelle de son hôte. Une rapide estimation lui apprit que sa tête devait se trouver à près de cent cinquante mètres au-dessus du sol.
Prudemment, il examina pour la première fois le corps de son hôte afin de voir avec quel genre de créature il était en Contact.
Il n’y avait rien à voir.
Pourtant, lorsqu’il referma les paupières, l’opacité dorée revint. Décontenancé, il les rouvrit. L’étranger, apparemment, pouvait oblitérer sa vision. Pourtant, les yeux d’une créature si grande devaient mesurer plusieurs mètres de diamètre. Et, à une telle hauteur, ils auraient dû être aperçus depuis la ville voisine.
Mais rien de ce genre n’avait été observé. Les paupières n’étaient donc opaques que de l’intérieur. Ce qui était ridicule. Et pourtant vrai.
Les réflexions de Jerry furent interrompues par une découverte stupéfiante. Il ne se tenait pas debout. Il était assis sur le sol, jambes croisées. Ce qui voulait dire qu’il mesurait, non pas cent cinquante mètres de haut, mais près de deux cent cinquante.
Avec précaution, il tendit la main vers l’un des minuscules wagonnets. Il éprouvait quelque difficulté à mouvoir un membre et une main qu’il ne voyait pas mais, en palpant le sol, il parvint à s’emparer de l’objet et essaya de le ramener. Il le souleva comme un duvet. Puis, à mi-chemin de ses yeux, le wagonnet devint incandescent, terriblement chaud, et se mit à fumer. Jerry le lâcha avec un sursaut de douleur. Le wagonnet s’enflamma et percuta le sol dans un jaillissement de métal fondu. Automatiquement, Jerry avait porté la main à sa bouche. Il suça et lécha les parties brûlées de son doigt et de son pouce pour tenter d’apaiser la douleur.
Puis il se figea.
Après une seconde, il palpa doucement l’intérieur de sa bouche.
Des gencives. Des gencives douces, humides et tendres, dépourvues de dents. Quel que fût l’étranger… c’était encore un bébé.
Ce qui signifiait…
Rapidement, Jerry regarda le ciel. Aucun nuage n’avait bougé. Leurs formes rondes auraient pu tout aussi bien être gravées dans le ciel. Mentalement, il se fit un reproche : le bruit du vent n’avait-il pas été la première chose qu’il avait perçue ? Et pourtant, l’herbe ne bougeait pas. Les arbres demeuraient figés. Et les nuages, si près de sa tête qu’il aurait pu les toucher, demeuraient immobiles dans le ciel parfaitement serein.
Ce n’était pas le bruit du vent qu’il avait entendu, mais celui de l’air. Rien que le bruit des molécules d’air qui passaient en tourbillonnant à d’incroyables vitesses.
Chez ce bébé étranger, tout comme chez n’importe quel bébé humain, le sens du temps était modifié par la brièveté relative de sa vie. Il subissait l’effet du paradoxe du temps de vie relatif.
Une vie, c’est une vie, disait le vieux Peters aux jeunes gens attentifs qui allaient devenir Zoologistes. Et il l’écrivait au tableau afin de ne pas se répéter. « Une vie, » expliquait-il, « c’est le temps qui s’écoule de la naissance jusqu’à n’importe quel moment. Une vie est le total exact des moments d’une existence depuis la naissance. Quand un bébé est né depuis une heure, sa vie est de soixante minutes. Et, pour lui, ces soixante minutes sont toute une vie. »
Il avait écrit les deux mots au tableau et les désignait tout en parlant, afin que la classe pût les enregistrer visuellement sans avoir à se fier aux inflexions de sa voix. « Une vie, » avait-il poursuivi, « est à la fois subjective et objective. Elle est en relation avec la notion personnelle du temps qui passe, mais elle dépend aussi plus simplement de la pendule que l’on consulte. Lorsqu’un homme atteint quatre-vingt-dix ans, il est en général surpris d’avoir eu une vie aussi courte. Les quatre-vingt-dix années écoulées ne lui semblent pas plus longues qu’une seule journée quand il était encore un bébé.
» Il est heureux que nous ne puissions pénétrer dans le cerveau des créatures intelligentes. Si l’un de nous venait à habiter l’esprit d’un bébé, il deviendrait rapidement fou devant la longueur d’une seule journée telle que la perçoit un bébé. Rappelez-vous : quand vous êtes en Contact avec un esprit étranger, durant les quarante minutes immuables, votre notion du temps est soumise à celle de votre hôte. Pour un bébé, quarante minutes représentent une éternité. »
Et Jerry Norcriss se trouvait maintenant dans l’esprit d’un bébé. Il n’était pas surprenant que les feuillages des arbres n’aient pas eu un seul frisson, que les nuages n’aient pas bougé. Les sens du bébé étaient soumis à un déroulement du temps où ces quarante minutes étaient proches de l’éternité. Jerry était pratiquement inséré dans le décor d’un film, prisonnier de ce décor jusqu’à ce que le suivant le remplace dans il ne savait combien de temps.
« Voilà pourquoi le wagonnet a fondu ! » réalisa-t-il. « Le mouvement de ma main a dû être infiniment plus rapide que les quelques secondes qu’il m’a paru durer. J’ai voulu déplacer ce wagonnet sur plus de cent cinquante mètres en un temps sans doute inférieur à un millième de seconde ! »
La durée elle-même n’inquiétait pas Jerry. Il s’était déjà trouvé auparavant dans des créatures à la perception subjectivement lente. Si les choses devenaient par trop mornes, il avait toujours la ressource de dormir. Cela servait en général à triompher du temps. Même un bébé humain franchit ainsi de longs moments.
Ce qui le troublait, c’était ceci : si le wagonnet avait fondu à cause de son geste trop rapide, pourquoi le bras et la main du bébé n’avaient-ils pas été endommagés aussi ? La chaleur du métal l’avait brûlé, ce qui excluait une résistance exceptionnelle à la chaleur…
Une fois encore, il leva les mains jusqu’à son visage. Non seulement il reconnut au toucher les traits familiers et étrangement humains d’un bébé, mais aussi la forme du crâne. L’examen achevé, il ne fit plus de doute pour lui que ce bébé était d’une espèce intelligente. De telles dimensions crâniennes interdisaient de penser différemment.