Toute la situation, se dit-il avec un amusement teinté d’amertume, était absurde. La robofusée n’avait pu en six mois laisser échapper une créature douée d’une telle impulsion-vie. Pourtant, c’est ce qui était arrivé. De même, on ne pouvait entrer en Contact avec un esprit intelligent, et pourtant il y avait réussi. Enfin, l’invisibilité – exception faite pour certains êtres aquatiques – était censée être impossible pour tout organisme vivant. Il en avait cependant un exemple ici.
Trois impossibilités distinctes… toutes démenties par les faits.
« Mais là n’est pas le grand problème, » se dit Jerry. « La disparition des mineurs me laisse perplexe. Bien sûr, ils auraient pu entrer tout droit dans cet invraisemblable léviathan. Mais un homme peut-il marcher aussi vite ? Et tous les mineurs auraient fait la même chose ? Bien sûr, si ce gamin venait à attraper l’un d’eux…» Il eut un frisson en songeant à ce qu’il était advenu du wagonnet. « Pourtant, » se dit-il, « un homme qui brûle n’est pas plus drôle à tenir qu’un wagonnet de métal. Après un ou deux meurtres, le gamin prendrait bien garde de ne plus toucher un seul homme. »
Il y avait plus troublant encore. Si cet être était réellement un bébé… où étaient dans ce cas son père et sa mère ? La pensée de deux géants invisibles, en liberté sur la planète, était intolérable.
Jerry décida de relâcher son contrôle sur l’esprit de l’étranger afin de laisser ressurgir ses instincts. Il était possible que le bébé sache où se trouvaient ses parents et essaye de les rejoindre. Il pouvait également appeler sa mère et celle-ci accourrait alors. Si des géants invisibles existaient vraiment, il valait mieux en informer au plus tôt la colonie.
Le contrôle de Jerry sur l’esprit de son hôte devint infime, et il sentit alors la conscience du bébé qui s’éveillait à nouveau. De faibles pulsations l’atteignirent. Elles ne recelaient aucune pensée véritable mais de simples besoins de confort, de nourriture, d’affection.
Jerry attendit la suite des événements, replié au fond de l’esprit informe. Et, tout à coup, il se produisit un changement. Ce fut comme un séisme. La froide clarté d’une conscience éveillée se braqua sur lui, qui s’était cru à l’abri dans les tréfonds du psychisme.
— « Qui es-tu ? » demanda la conscience.
Bien sûr, cela ne s’exprimait pas en autant de mots. Un esprit parle à un autre avec une rapidité incroyable. L’impulsion mentale que perçut Jerry était une puissante vague de curiosité venue heurter son identité.
— « Je suis un Sondeur, » répliqua-t-il. C’était une réponse suffisante, car la pensée qu’il émit comportait toutes les implications du terme.
— « Je vois, » dit l’étranger. « Tu as le souvenir d’un antagonisme qui, maintenant, semble absent de tes intentions. Explique-moi cela. »
— « Je suis venu m’enquérir d’une menace. J’ai trouvé un enfant abandonné. »
— « Je comprends. » La réponse était calme, réfléchie. « Oui, c’est ainsi que je le conçois. »
— « Votre mère est-elle ici ? » demanda Jerry. « Ou votre père ? »
— « Morts, » dit la conscience. « Je suis seul. »
À cette pensée empreinte de solitude, un influx de tendresse parcourut l’esprit de Jerry. L’étranger le perçut et l’identifia.
— « Étrange, » dit-il. « Toi aussi, tu es seul. Mais il s’agit d’une solitude différente. »
Les pensées de Jerry tourbillonnaient en désordre. Être perçu par un bébé avec tant d’aisance était incroyable. La situation était sans précédent. Peut-être l’esprit d’un bébé était-il plus brillant que ne le croyait la science ? Un esprit n’a besoin d’aucun mot, d’aucun talent manuel, et celui d’un bébé peut s’ouvrir à mille choses nécessaires à la survie d’un adulte. Peut-être un homme oublie-t-il l’usage de son esprit lorsqu’il apprend celui de son corps ?
— « Comment pouvez-vous percevoir ma solitude ? » demanda Jerry.
— « Je la vois, là, dans ton esprit. C’est très clair pour moi. Tu as été trompé. Tu es un pion impuissant dans un jeu terriblement dangereux. La victime d’un mensonge. »
La mémoire de Jerry lui restitua en un éclair sa conversation avec Ollie Gibbs, tout ce qu’il avait voulu dire à l’autre homme sans pouvoir trouver les mots. Le poids qu’il portait depuis tant d’années était visible pour cet esprit qu’il habitait. L’étranger savait. Il savait !
« Je comprends, » répétait-il, bien que Jerry ne perçut en vérité aucune pensée nette. « C’est très clair pour moi. Tu as beaucoup souffert… et tu souffriras encore beaucoup. Il n’y a nulle espérance pour toi, n’est-ce pas ? »
Il y avait de la tendresse dans ses mots – de la tendresse, de l’amitié et une compréhension affectueuse. Et soudain, à cet esprit étranger qui habitait le corps invisible et inouï d’un bébé, Jerry se surprit à révéler des choses qu’il n’avait jamais dites à d’autres hommes. Des choses dont un Zoologiste Spatial ne parlait jamais avec les autres membres de ce clan malheureux.
— « Ils ne nous l’ont jamais dit, » dit-il à l’étranger. « Je ne leur en garde aucune rancune. Ils n’ont pas osé, de peur que nous refusions ensuite de nous joindre à eux. Ils ont été honnêtes, pourtant. Bien avant d’être endoctrinés, bien avant d’être autorisés à tenter notre premier Contact, nous avons été avertis qu’il existait des dangers. Pas ceux dont nous avions entendu parler, comme par exemple la mort d’un hôte survenant en Contact. Il s’agissait d’autre chose, d’un danger que nous ne pourrions découvrir qu’en devenant Sondeur, et auquel nous ne pourrions plus nous soustraire ensuite. En lisant un peu entre les lignes, nous aurions pu deviner. Pour chaque action, il existe une réaction égale et opposée. C’est l’une des lois de Newton appliquée à un domaine insoupçonné.
» Oh ! nous étions tous braves et aventureux. Nous voulions être des Sondeurs. Il n’existait pas un esprit étranger que nous ne pourrions pénétrer, pour vivre comme cet étranger pendant tout le Contact. Mystères, dangers et luttes seraient nôtres. On nous appelait les derniers aventuriers. Et, d’un bout à l’autre, nous avons été trompés. »
L’étranger ne faisait aucun commentaire, mais Jerry pouvait percevoir son esprit qui écoutait et assimilait, attentif.
« Le Contact a un inconvénient, » continua-t-il. « Un effet que nous aurions dû prévoir si nous n’avions pas foncé de l’avant, avec des étoiles plein les yeux et cette délicieuse sensation de supériorité sur les hommes qui ne connaîtront jamais aucun autre esprit que le leur. Le Contact, tout comme le bain de soleil, a sa réaction retardée, son contrecoup néfaste. »
— « Le bain de soleil ? » demanda l’étranger.
Très vite, l’esprit de Jerry s’ouvrit pour lui laisser examiner toutes les informations qu’il recelait sur ce sujet. En un instant, l’étranger perçut le destin qui attendait l’insouciant Zoologiste Spatial…
— « Il fait chaud, » dit Bob en passant un doigt à l’intérieur de son col trempé de sueur.
— « Vous devriez faire attention, » dit Jana en désignant les panneaux de quartz qui formaient le plafond et trois des murs du solarium. « Le quartz laisse filtrer les ultra-violets. Ce n’est pas comme le verre. Vous pourriez prendre un dangereux coup de soleil en restant assis trop longtemps ici sans avoir la peau protégée. »