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— Il me semble que vous lui avez permis d’en réaliser pas mal.

— J’aurais bien aimé, si j’avais pu, se lamenta Jack. Je n’avais pas le capital. Je lui donnais du matériel quand je pouvais, mais il a acheté presque tout ça avec ce qu’il gagnait en travaillant en haut. Il gardait tout son argent pour ça : il ne buvait pas, ne fumait pas, n’allait pas au cinéma, ne sortait pas avec les filles, ne se passionnait pas pour les voitures…

— Un peu plus de garçons tels que lui, et le pays ne s’en porterait pas plus mal.

Jack haussa les épaules.

— Enfin… ! J’imagine que ces gangsters de Floride ont eu sa peau. Ils avaient peur qu’il parle.

— C’est probable.

Jack s’effondra soudain.

— Je me demande si ces salopards savent bien qui ils ont tué ! cria-t-il dans un sanglot.

Miaou

Durant mon voyage à Ilium et au delà, expédition qui me prit deux semaines au moment des fêtes de fin d’année, j’avais prêté gracieusement mon appartement new-yorkais à un poète pauvre du nom de Sherman Krebbs. Ma deuxième femme m’avait quitté, me trouvant trop pessimiste pour ne pas rendre la vie impossible à une optimiste.

Barbu, Krebbs était une sorte de Jésus-Christ blond avec des yeux d’épagneul. Ce n’était pas un ami intime. J’avais fait sa connaissance à un cocktail où il s’était présenté à moi comme président national de l’Association des poètes et des peintres en faveur de la guerre nucléaire immédiate. Il cherchait désespérément un toit, pas nécessairement à l’épreuve des bombes, et il se trouvait que j’en avais un.

Quand je revins à New York, encore tout vibrant des stupéfiantes implications spirituelles suscitées par l’ange de pierre abandonné d’Ilium, je trouvai mon appartement dévasté par le vandalisme nihiliste. Krebbs était parti, mais il avait auparavant laissé pour trois cents dollars de communications téléphoniques interurbaines, mis le feu à mon divan en cinq endroits, tué mon chat ainsi que mon avocatier et arraché la porte de mon armoire à pharmacie.

Il avait aussi écrit ce poème par terre, sur le linoléum jaune de la cuisine, à l’aide de ce qui se révéla être de l’excrément :

J’ai une cuisine Mais elle a une piètre allure Elle ne sera rupine Que si je lui assure Les services d’un vide-ordures.

Il y avait un autre message, d’une écriture féminine, marqué au rouge à lèvres sur le papier mural au-dessus de mon lit : « Non, non, non », dit la pauvrette.

Enfin, le cadavre de mon chat portait autour du cou une petite pancarte : « Miaou. »

Je n’ai pas revu Krebbs. Pourtant, j’ai le sentiment qu’il faisait partie de mon karass. Si tel est le cas, il y a joué le rôle d’un wrang-wrang. Selon Bokonon, un wrang-wrang est une personne qui fait dévier le cours des spéculations d’une autre personne en réduisant ce cours, par l’exemple de sa propre vie, à une absurdité.

J’aurais pu être vaguement enclin à bannir de mes pensées, comme dénué de signification, l’ange de pierre d’Ilium ; et à passer de là à la considération que rien n’a de sens. Mais après avoir vu ce qu’avait fait Krebbs, surtout à mon pauvre petit chat, je décidai que le nihilisme ne me convenait pas.

Quelque chose, quelqu’un ne voulait pas que je sois nihiliste. C’avait été la mission de Krebbs, qu’il en ait été ou non conscient, de me désenchanter de cette philosophie. Bien joué, M. Krebbs, bien joué.

Un général de brigade moderne

Et puis un beau jour, un dimanche, je découvris la retraite du fugitif recherché par la Justice, du fabricant de modèles réduits, du grand Dieu Jéhovah Belzébuth des insectes et des bocaux à cornichons : Franklin Hoenikker. Il était vivant !

J’appris cette nouvelle par un supplément spécial du Sunday Times. Ce supplément était payé par une république bananière fantoche. La couverture présentait de profil la femme la plus belle, la plus bouleversante que je puisse jamais souhaiter voir.

Derrière la jeune femme, des bulldozers abattaient des palmiers pour ouvrir une large avenue au bout de laquelle s’élevaient les squelettes métalliques de trois immeubles neufs.

« La république de San Lorenzo est en marche ! proclamait le texte de couverture. Saine, heureuse, progressiste, éprise de liberté, cette belle nation attire irrésistiblement les investissements et les touristes américains. »

Je ne me hâtai pas de lire l’intérieur du magazine. La fille de la couverture me suffisait amplement – plus qu’amplement, puisque je venais de rencontrer le coup de foudre. Elle était très jeune, très grave aussi – lumineusement compatissante et pleine de sagesse.

Elle était chocolat, avec des cheveux de lin dorés.

Elle s’appelait, disait la couverture, Mona Aamons Monzano, et c’était la fille adoptive du dictateur de l’île.

J’ouvris le supplément dans l’espoir d’y voir d’autres photos de cette sublime madone métisse.

Au lieu de ce que j’attendais, je trouvai un portrait du dictateur lui-même, Miguel « Papa » Monzano, un gorille frisant l’octogénariat.

À côté du portrait de « Papa », une photo montrait un jeune homme aux épaules étroites, au visage vulpin et à l’expression enfantine. Il portait une tunique militaire d’un blanc immaculé ornée d’un crachat incrusté de pierres précieuses. Ses yeux rapprochés étaient cernés. Il avait manifestement répété toute sa vie aux coiffeurs de lui tondre les côtés et la nuque, mais de ne pas porter les ciseaux plus haut. Sa tête se terminait en une tignasse raide, une sorte de perruque cubique et ondulée qui s’élevait à une hauteur incroyable.

Cet antipathique enfant n’était autre, disait la légende, que le général de brigade Franklin Hoenikker, ministre de la Science et du Progrès de la République de San Lorenzo. Vingt-six ans.

La capitale mondiale du barracuda

San Lorenzo, appris-je par le supplément du Sunday Times, était une île de 80 km de long sur 32 de large. Population : 450 000 âmes, «… toutes ardemment attachées aux idéaux du Monde Libre ».

Le point culminant de l’île, le mont McCabe, dominait de 3 355 mètres le niveau de la mer. Capitale : Bolivar, «… une cité étonnamment moderne, bâtie sur un port capable d’abriter toute la flotte des États-Unis ». Principales exportations : sucre, café, bananes, indigo et objets d’artisanat local.

« Et les fervents de la pêche sportive reconnaissent en San Lorenzo la capitale mondiale du barracuda. »

Je me demandai comment Franklin Hoenikker, qui n’avait même pas terminé ses études secondaires, s’était débrouillé pour décrocher une telle sinécure. Je trouvai une réponse partielle à cette question dans un article sur San Lorenzo signé « Papa » Monzano.

« Papa » disait de Frank qu’il était l’architecte du « Plan directeur de San Lorenzo », lequel prévoyait de nouvelles routes, l’électrification des campagnes, la création d’usines d’assainissement des ordures, d’hôtels, d’hôpitaux, de cliniques, de chemins de fer – bref, tout. Et bien que l’article fût court et taillé au plus juste par le rédacteur en chef, « Papa » y faisait tout de même cinq fois allusion à Frank comme à «… la chair de la chair du Dr Felix Hoenikker ».

Cette phrase puait le cannibalisme. Bien évidemment, pour « Papa », Frank était un morceau de la chair magique du grand savant.