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— À peu près pareil, où qu’on aille, dit-il.

— Hum, fis-je.

Soit dit en passant, Bokonon nous apprend que lorsqu’un des membres d’un duprass meurt, l’autre le suit dans la semaine. Quand vint pour les Minton le temps de mourir, ils le firent tous deux à la même seconde.

Des bicyclettes pour l’Afghanistan

Il y avait un petit bar dans la queue de l’avion, et je m’y rendis pour boire un verre. J’y fis la connaissance d’un autre concitoyen, H. Lowe Crosby, d’Evanston, dans l’Illinois, et de sa femme Hazel.

Ils avaient l’un et l’autre la cinquantaine pléthorique et l’accent nasal. Crosby me dit qu’il possédait une fabrique de bicyclettes à Chicago et qu’il ne rencontrait qu’ingratitude de la part de ses ouvriers. Il se disposait à transplanter son affaire à San Lorenzo, où l’on savait se montrer reconnaissant.

— Vous connaissez bien San Lorenzo ? lui demandai-je.

— C’est la première fois que j’y mets les pieds, mais tout ce qu’on m’en a dit me plaît, dit H. Lowe Crosby. Ils sont disciplinés. On peut compter sur eux d’une année à l’autre. Leur gouvernement n’encourage pas tout un chacun à faire le merdeur en se croyant très malin.

— Je vous demande pardon ?

— Bon Dieu, à Chicago, nous ne fabriquons plus de bicyclettes ! On ne se préoccupe que des rapports sociaux ! Les grosses têtes passent leur journée à imaginer de nouvelles façons de rendre tout le monde heureux. Quoi qu’il arrive, il est devenu impossible de licencier qui que ce soit. Et si par le plus grand des hasards, on arrive à fabriquer une malheureuse bicyclette, les syndicats nous accusent de traitements cruels et inhumains tandis que le gouvernement confisque le vélo au nom du fisc et l’envoie à un aveugle en Afghanistan.

— Et vous pensez que la situation sera meilleure à San Lorenzo ?

— J’en suis absolument certain ! Là-bas au moins, le peuple est assez pauvre, assez craintif et assez ignorant pour avoir un brin de bon sens !

Crosby me demanda comment je m’appelais et ce que je faisais dans la vie. Je le lui dis, et sa femme Hazel reconnut en mon nom un patronyme de l’Indiana. Elle aussi était de l’Indiana.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle, vous êtes un Hoosier (Sobriquet donné aux natifs de l’Indiana) ?

J’en convins.

— Moi aussi ! lança-t-elle triomphalement. Personne ne doit avoir honte d’être un Hoosier !

— Je n’en suis pas honteux, dis-je, et je n’ai jamais connu personne qui le soit.

— Les Hoosiers réussissent dans la vie. Lowe et moi avons fait deux fois le tour du monde. Partout, nous avons trouvé des Hoosiers aux leviers de commande.

— Voilà qui est rassurant.

— Connaissez-vous le directeur du nouvel hôtel d’Istanbul ?

— Non.

— C’est un Hoosier. Et le je-ne-sais-quoi militaire à Tokyo… ?

— L’attaché, dit son mari.

— C’est un Hoosier, dit Hazel. Et le nouvel ambassadeur en Yougoslavie…

— Un Hoosier aussi ? demandai-je.

— Non seulement lui, mais le correspondant à Hollywood du magazine Life. Et cet homme que nous avons connu au Chili…

— Un Hoosier aussi ?

— On ne peut aller nulle part sans trouver un Hoosier important, dit-elle.

— Le type qui a écrit Ben-Hur était un Hoosier.

— Tout comme James Whitcomb Riley.

— Vous êtes aussi de l’Indiana ? demandai-je à son mari.

— Non. Je suis de l’État de la Prairie. Le « pays de Lincoln », comme on dit.

— Il faut le dire vite, fit Hazel avec un accent de victoire. Lincoln était aussi un Hoosier. Il a grandi dans le comté de Spencer !

— C’est vrai, dis-je.

— J’ignore à quoi ça tient, dit Hazel, mais les Hoosiers doivent avoir quelque chose. Si on dressait une liste, on serait sidéré.

— C’est exact, dis-je.

Elle m’attrapa fermement par le bras.

— Entre Hoosiers, nous devons nous serrer les coudes.

— D’accord.

— Appelez-moi « maman ».

— Quoi ?

— Chaque fois que je rencontre de jeunes Hoosiers, je leur dis de m’appeler « maman ».

— Ah bon ?

— Je veux vous l’entendre dire.

— Maman ?

Elle sourit et me lâcha le bras. Quelque part en elle, un mécanisme venait d’achever son cycle. En appelant Hazel « maman », j’avais stoppé la machine. Maintenant, Hazel la remontait pour le prochain Hoosier à venir.

Son obsession des Hoosiers à travers le monde était un exemple typique de ce qu’est un faux karass, une équipe en apparence, mais une équipe vide de contenu quant aux voies choisies par Dieu pour que tout s’accomplisse. Elle démontrait avec la clarté d’un manuel l’existence de ce que Bokonon appelle un gogotruche. D’autres exemples de gogotruches sont le Parti communiste, les Filles de la révolution américaine, la Compagnie du gaz et de l’électricité, le Club international des excentriques – et toutes les nations, toujours et partout.

Chantons avec Bokonon, qui nous y invite :

Si vous voulez savoir ce qu’est un gogotruche, Épluchez simplement un ballon de baudruche.

Le démonstrateur

H. Lowe Crosby était d’avis que les dictatures sont parfois d’excellentes choses. Il n’était ni méchant ni sot. Il trouvait commode d’affronter le monde avec des manières de comique amateur ; cependant, une grande partie de ce qu’il avait à dire au sujet du manque de discipline de l’humanité n’était pas seulement drôle, mais vraie.

Là où sa raison et son sens de l’humour l’abandonnaient soudain, c’est lorsqu’il abordait la question de savoir ce que les hommes étaient véritablement censés faire de leur temps sur terre.

Il croyait fermement que leur raison d’être ici-bas était de construire des bicyclettes pour lui.

— J’espère que vous trouverez San Lorenzo en tout point conforme à votre attente, dis-je.

— Il me suffira de parler à un seul homme pour en avoir le cœur net, fit-il. Quand « Papa » Monzano a donné sa parole d’honneur à propos de quoi que ce soit qui relève de cette petite île, la question est réglée. C’est ainsi que ça se passe et c’est ainsi que ça se passera.

— Ce qui me plaît, intervint Hazel, c’est qu’ils parlent tous anglais et qu’ils sont tous chrétiens. Ça facilite tellement les choses.

— Savez-vous comment ils font face à la criminalité là-bas ? me demanda Crosby.

— Non.

— Ils n’ont pas de problème de criminalité, un point c’est tout. « Papa » a rendu la moindre infraction si peu attrayante que ses administrés sont malades rien que d’y penser. On m’a dit qu’on pouvait poser son portefeuille au beau milieu du trottoir et revenir le chercher une semaine plus tard : tout y est.

— Mm.

— Vous savez quel est le châtiment en cas de vol ?

— Non.

— Le croc, dit-il. Pas d’amende, ni de liberté sous caution ni de peine de prison. C’est le croc. Le croc pour le vol, pour le meurtre, pour l’incendie volontaire, le viol, le voyeurisme. Vous enfreignez une loi, quelle qu’elle soit, et c’est le croc. N’importe qui peut comprendre ça, et San Lorenzo est le pays le mieux policé du monde.

— C’est quoi, le croc ?

— Ils dressent une potence, vous saisissez ? Deux poteaux et une traverse. Ils suspendent à la poutre une énorme espèce d’hameçon en fer. Puis ils prennent le type qui a été assez bête pour enfreindre la loi, ils lui entrent le croc dans le ventre, d’un côté, jusqu’à ce qu’il ressorte de l’autre côté, et ils le lâchent. Et, bon Dieu, voilà un criminel de plus qui se mord les doigts !