— Grand Dieu !
— Je ne dis pas que c’est une bonne chose, précisa Crosby, mais je ne dis pas non plus que c’est une mauvaise chose. Je me demande parfois si un système de ce genre ne mettrait pas un terme à la délinquance juvénile. Peut-être que le croc est un peu excessif pour une démocratie. La pendaison publique conviendrait mieux. Pendons quelques jeunes voleurs d’autos à un réverbère devant leur maison, avec une pancarte au cou : « Maman, voilà ton fils. » Recommençons deux ou trois fois et je vous parie que les dispositifs antivol iront rejoindre dans l’oubli les spiders et les marchepieds.
— Nous avons vu ça au sous-sol du musée de cire à Londres, dit Hazel.
— Quoi, ça ? lui demandai-je.
— Le croc. En bas, dans la Chambre des horreurs, au sous-sol. On voyait un mannequin de cire pendant à un croc. Il avait l’air tellement réel que ça m’a donné envie de rendre.
— Harry Truman ne ressemblait pas du tout à Harry Truman, dit Crosby.
— Pardon ?
— Au musée de cire. Le mannequin de Truman ne lui ressemblait vraiment pas.
— Mais la plupart des autres, si, dit Hazel.
— Et le mannequin pendu au croc, était-ce quelqu’un de particulier ? lui demandai-je.
— Je ne crois pas. C’était quelqu’un, quoi.
— Un simple démonstrateur ? demandai-je.
— Oui. Devant, il y avait un rideau de velours noir qu’il fallait tirer pour voir. Et un papier épinglé au rideau prévenait que les enfants n’étaient pas censés regarder.
— Bien entendu, ils regardaient, dit Crosby. C’était bourré d’enfants, qui regardaient tous.
— Une notice de ce genre ne peut qu’attirer les enfants, dit Hazel.
— Comment réagissaient-ils en voyant l’homme suspendu au croc ? demandai-je.
— Oh ! dit Hazel, à peu près comme les grandes personnes. Ils regardaient le tableau sans rien dire, et puis ils passaient au suivant.
— C’était quoi, le suivant ?
— Ça représentait un fauteuil de fer sur lequel on avait fait rôtir tout vif un homme qui avait tué son fils, se rappela Crosby.
— Seulement, après l’avoir rôti, dit suavement Hazel, on s’est aperçu que ce n’était pas lui qui avait tué son fils.
Sympathisants communistes
Lorsque je repris ma place à côté du duprass de Claire et Horlick Minton, j’avais appris de la bouche de Crosby certains détails à leur sujet.
Les Crosby ne connaissaient pas personnellement Minton, mais seulement de réputation. Ils étaient indignés de sa nomination au poste d’ambassadeur. Ils me dirent que Minton avait été à un certain moment limogé par le Département d’État pour sa mollesse envers le communisme, et qu’il avait été réintégré par les dupes – pour ne pas dire plus – des communistes.
— Il y a un petit bar très agréable à l’arrière, dis-je à Minton en m’asseyant.
— Hm ?
Sa femme et lui lisaient toujours le manuscrit posé entre eux.
— Je dis que le bar est très bien.
— Parfait. Tant mieux.
Ils reprirent leur lecture, n’ayant apparemment pas envie de me parler. Mais soudain, Minton se tourna vers moi avec un sourire aigre-doux :
— Qui était-ce, d’abord ? me demanda-t-il.
— Qui quoi ?
— L’homme avec qui vous parliez au bar. Nous sommes allés là-bas avec l’idée de prendre un verre et, juste avant d’entrer, nous vous avons entendu en conversation avec quelqu’un qui parlait très fort. Il disait que j’étais un sympathisant communiste.
— C’est un fabricant de bicyclettes du nom de H. Lowe Crosby, dis-je en me sentant rougir.
— J’ai été limogé pour pessimisme. Le communisme n’a rien à voir là-dedans.
— C’est moi qui l’ai fait limoger, dit sa femme. La seule véritable pièce à conviction produite contre lui était une lettre que j’avais écrite du Pakistan au New York Times.
— Que disait-elle, cette lettre ?
— Beaucoup de choses, parce que j’étais irritée par l’incapacité des Américains à imaginer qu’on puisse ne pas être américain, qu’on puisse être autre chose et en être fier.
— Compris.
Minton soupira.
— Mais il y avait une phrase qui est revenue sans cesse à la commission d’enquête. Les Américains, dit-il en citant la lettre écrite au Times par sa femme, cherchent toujours à se faire aimer sous des formes qui n’existent pas et en des lieux impossibles. Il doit y avoir là une survivance de l’ancien esprit de la Frontière.
Pourquoi l’on déteste les Américains
La lettre de Claire Minton parut dans le Times au plus fort de l’ère du sénateur McCarthy, et Minton fut limogé douze heures après sa publication.
— Qu’y avait-il de si terrible dans cette lettre ? demandai-je.
— La plus haute forme de trahison possible, dit Minton, consiste à dire aux Américains qu’on ne les aime pas partout dans le monde, où qu’ils aillent et quoi qu’ils fassent. Claire a essayé de montrer que la politique étrangère américaine devrait tenir compte de ce fait plutôt que de se bercer de l’illusion que les Américains sont partout aimés.
— J’imagine qu’en bien des endroits, on déteste effectivement les Américains.
— En bien des endroits, on déteste les hommes. Ce que Claire soulignait dans sa lettre, c’est qu’en trouvant devant eux de l’hostilité, les Américains ne faisaient que subir les conséquences inhérentes à leur condition d’hommes, et qu’ils étaient stupides de croire qu’ils devraient en être exemptés. Mais la commission d’enquête n’a pas accordé d’attention à cette thèse. Tout ce qu’elle a retenu, c’est que Claire et moi pensions que les Américains n’étaient pas aimés.
— Enfin, je vois avec plaisir que l’histoire s’est bien terminée.
— Comment ça ? fit Minton.
— Tout a fini par s’arranger, dis-je, puisque vous voilà sur le chemin de votre propre ambassade.
Minton et sa femme échangèrent de nouveau un de ces regards de pitié qui sont propres aux membres d’un duprass.
— Oui, dit-il enfin, c’est la sortie du tunnel.
Conception bokononiste de César
Je soulevai la question du statut juridique de Franklin Hoenikker. Après tout, non seulement Frank était une huile du gouvernement de « Papa » Monzano, mais il avait fui la justice des Etats-Unis.
— C’est oublié, tout ça, dit Minton. Il n’est plus citoyen américain, et il semble faire du bon travail là où il est. Alors…
— Il a renoncé à sa citoyenneté ?
— Quiconque prête serment à un État étranger, ou sert dans son armée, ou occupe un poste dans son gouvernement, perd sa citoyenneté. Lisez votre passeport. On ne peut vivre les aventures internationales rocambolesques de Frank et continuer à attendre de l’oncle Sam qu’il joue les mères poules.
— Est-il aimé à San Lorenzo ?
Minton soupesa le manuscrit qu’il était en train de lire avec sa femme.
— Je l’ignore encore. Ce livre dit que non.
— Qu’est-ce que c’est que ce livre ?
— C’est le seul ouvrage savant qu’on ait jamais écrit sur San Lorenzo.