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— Savant, si l’on peut dire, fit Claire.

— Si l’on peut dire, répéta Minton. Il n’est pas encore publié. Il n’en existe que cinq exemplaires. En voici un.

Il me le tendit en m’invitant à le parcourir autant que je le voudrais.

J’ouvris le livre à la page de titre : San Lorenzo : le pays, son histoire et son peuple. L’auteur en était Philip Castle, le fils de Julian Castle, le fils devenu hôtelier du grand altruiste que je me préparais à rencontrer.

Je laissai le livre s’ouvrir de lui-même. Il se trouva qu’il s’ouvrit à l’endroit du chapitre consacré au saint homme de l’île, au proscrit, à Bokonon.

Devant moi, sur la plage, s’étalait une citation tirée des Livres de Bokonon. Les mots jaillirent de la page pour venir s’inscrire dans mon esprit, où ils furent bienvenus.

C’était une paraphrase du conseil donné par Jésus : « Rendez donc à César ce qui est à César. »

Voici la paraphrase de Bokonon : « Ne faites pas attention à César. César n’a pas la moindre idée de ce qui se passe en réalité. »

Tension dynamique

Profondément absorbé par la lecture du livre de Philip Castle, je ne levai même pas les yeux quand nous fîmes escale pour dix minutes à San Juan, au Porto Rico, même lorsque, derrière moi, une voix surexcitée chuchota qu’un nain venait de monter à bord.

Un peu plus tard, je cherchai du regard le nain, mais sans succès. Je remarquai bien un nouveau passager juste devant Hazel et H. Lowe Crosby, une femme blond platine au visage chevalin. À côté d’elle, un siège semblait inoccupé, mais un nain aurait pu s’y asseoir sans que je voie même le haut de sa tête.

Ce qui m’intriguait alors, c’était San Lorenzo, le pays, son histoire et son peuple ; aussi ne cherchai-je pas plus longtemps le nain. Au fond, les nains ne sont que des diversions pour périodes frivoles ou tranquilles ; or, j’étais sérieux et tendu, absorbé par la théorie bokononienne de la « tension dynamique », qui explique l’existence d’un miraculeux équilibre entre le bien et le mal.

En lisant pour la première fois le terme de « tension dynamique » sous la plume de Philip Castle, je donnai libre cours à ce que je m’imaginai être un rire supérieur. Selon Castle, ce terme était cher à Bokonon ; or, je me flattais de connaître quelque chose que celui-ci ignorait, à savoir que cette expression avait été vulgarisée par Charles Atlas, un professeur de musculation par correspondance.

En fait, en continuant à parcourir le livre, j’appris que Bokonon savait très bien qui était Charles Atlas. Bokonon avait suivi ses cours.

Charles Atlas tenait pour vrai que l’on peut bâtir de bonnes musculatures sans haltères ni exerciseurs à ressort, en opposant simplement un jeu de muscles à un autre.

Bokonon tenait pour vrai que l’on peut bâtir de bonnes sociétés rien qu’en opposant le bien et le mal et en gardant à tout moment une tension très élevée entre les deux.

C’est dans le livre de Castle que je lus mon premier poème – ou « calypso » – bokononiste :

« Papa » Monzano il est très méchant Mais moi sans « Papa », je serais bien triste Car alors comment, Comment, oui comment Le vieux Bokonon, inique et vétuste Pourrait-il jamais passer pour un juste ?

Comme saint Augustin

Bokonon, m’apprit le livre de Castle, était né en 1891. C’était un Noir. Il était né épiscopalien et sujet britannique dans l’île de Tobago.

Il avait reçu au baptême le nom de Lionel Boyd Johnson.

Il était le benjamin d’une riche famille de six enfants. La fortune familiale provenait de la découverte par le grand-père de Bokonon de deux cent cinquante mille dollars sous la forme d’un trésor enterré par un pirate, probablement Edward Teach, dit Barbe-Noire.

La famille de Bokonon investit ce trésor dans l’asphalte, le coprah, le cacao, le bétail et la volaille.

Le jeune Lionel Boyd Johnson fréquenta les écoles épiscopaliennes, étudia avec zèle et s’intéressa singulièrement au rituel. Adolescent, en dépit de son intérêt pour les traquenards extérieurs de la religion, il semble avoir été un fêtard, car il nous invite à chanter avec lui dans son « Quatorzième Calypso » :

Je fus un joyeux drille Je fus un libertin J’ai bu, couru les filles Comme saint Augustin Lui, saint Augustin, Il est devenu saint Et si la sainteté un jour m’est dévolue Ma mère, écoutez-moi : n’ayez pas la berlue.

Maman les p’tits bateaux

Lionel Boyd Johnson montra assez d’ambition intellectuelle pour, en 1911, s’embarquer seul de Tobago à bord d’un sloop baptisé Lady’s Slipper et faire voile vers Londres dans le dessein d’y entreprendre des études supérieures.

À Londres, il s’inscrivit à l’École des sciences économiques et politiques.

La Première Guerre mondiale vint interrompre ses études. Il s’engagea dans l’infanterie, se distingua au combat, fut fait officier sur le champ de bataille et figura quatre fois au communiqué. Gazé à la deuxième bataille d’Ypres, il passa deux ans à l’hôpital avant d’être démobilisé.

Il s’embarqua alors pour Tobago, toujours seul à bord du Lady’s Slipper.

Il n’était plus qu’à quatre-vingts milles de son île natale lorsqu’il fut arraisonné par un sous-marin allemand, le U-99. Les Boches le firent prisonnier et s’exercèrent au tir sur son petit bateau. Avant d’avoir pu replonger, le submersible était surpris et capturé par le destroyer britannique Raven.

Johnson et les Allemands furent transbordés sur le destroyer et le U-99 envoyé par le fond.

Le Raven faisait route vers la Méditerranée, mais il n’y parvint jamais. Ayant perdu sa barre, il ne put que se laisser ballotter, impuissant, ou décrire de grands cercles dans le sens des aiguilles d’une montre. Enfin, il mouilla l’ancre aux îles du Cap-Vert.

Johnson y demeura huit mois dans l’attente d’un mode de transport lui permettant de regagner l’hémisphère occidental.

Il trouva finalement un poste d’homme d’équipage à bord d’un bateau de pêche qui transportait illégalement des émigrants à New Bedford, dans le Massachusetts. Drossé par le vent, le bateau s’échoua à Newport, dans le Rhode Island.

Johnson avait dès lors progressivement acquis la conviction que quelque chose, pour quelque raison, essayait de le pousser quelque part. Il demeura donc un certain temps à Newport afin de voir si le destin ne lui avait pas donné rendez-vous là. Il y travailla comme jardinier et charpentier dans le célèbre domaine des Rumfoord.

Il eut l’occasion d’y apercevoir maint invité de marque des Rumfoord, notamment J. P. Morgan, le général John J. Pershing, Franklin Delano Roosevelt, Enrico Caruso, Warren Gamaliel Harding et Harry Houdini. C’est pendant cette période que la Première Guerre mondiale prit fin, non sans avoir tué dix millions d’hommes et en avoir blessé vingt millions, dont Johnson.

La guerre finie, le jeune débauché de la famille, Remington Rumfoord IV, se mit en tête de faire le tour du monde à bord de son yacht, la Schéhérazade, avec escales en Espagne, en France, en Italie, en Grèce, en Égypte, en Inde, en Chine et au Japon. Il offrit le poste de second à Johnson, qui l’accepta.