Au cours de ce voyage, Johnson vit bien des merveilles du monde.
Dans le port de Bombay, par temps de brouillard, la Schéhérazade se fit éperonner. Seul Johnson survécut au naufrage. Il demeura deux ans en Inde, où il devint un disciple de Mohandas K. Gandhi et se fit arrêter à la tête de groupes qui, couchés en travers des voies ferrées, manifestaient contre la domination britannique. Sa peine de prison purgée, il fut rapatrié à Tobago aux frais de la Couronne.
De retour dans son île natale, il construisit un autre bateau, un schooner qu’il baptisa Lady’s Slipper II.
Et il sillonna sans but la mer des Caraïbes, à la recherche de la tempête qui le drosserait vers une terre où son destin l’attendrait sans équivoque.
En 1922, fuyant un gros coup de vent, il chercha refuge à Port-au-Prince, en république d’Haïti alors occupée par les U.S. Marines.
Il y reçut une proposition de la part d’un Marine déserteur du nom de Earl McCabe. Autodidacte, idéaliste, brillant, McCabe était caporal. Il venait de faire main basse sur la caisse du foyer de sa compagnie et offrit cinq cents dollars à Johnson pour que celui-ci le transporte à Miami.
Les deux hommes s’embarquèrent, mais un coup de vent poussa le schooner sur les écueils de San Lorenzo. Le bateau coula. Complètement nus, Johnson et McCabe parvinrent à gagner la terre à la nage. Bokonon lui-même évoque cette péripétie dans un quatrain :
Enchanté par le mystère qui l’avait poussé nu sur une île inconnue, il résolut de laisser l’aventure suivre son cours, afin de voir jusqu’où pouvait aller un homme émergeant de l’eau salée dans toute sa nudité.
Si l’on veut savoir comment il en vint à s’appeler Bokonon, c’est très simple. « Bokonon » est la prononciation que le dialecte de l’île donne à « Johnson ».
Quant à ce dialecte…
Le dialecte de San Lorenzo est à la fois facile à comprendre et difficile à transcrire. Quand je dis qu’il est facile à comprendre, je parle pour moi. D’autres l’ont trouvé aussi inintelligible que le basque. Il est donc possible que je le comprenne par télépathie.
Dans son livre, Philip Castle donnait une démonstration phonétique de ce dialecte, et il en avait fort bien rendu la saveur. Pour cet exemple, il avait choisi la version san-lorenzienne de « Maman, les p’tits bateaux ».
Rappelons la version originale de cet immortel poème :
Et voici, selon Castle, la version dialectale du même poème :
Soit dit en passant, peu de temps après que Johnson fut devenu Bokonon, on retrouva sur le rivage l’embarcation de sauvetage de son bateau naufragé. Par la suite, peint en or, ce canot devint le lit du président de l’île.
« Il existe une légende, due à Bokonon, écrivait Philip Castle dans son livre, selon laquelle le canot d’or flottera de nouveau quand la fin du monde sera proche. »
Gentil pour un nain
Je fus interrompu dans ma lecture de la vie de Bokonon par la femme de H. Lowe Crosby, Hazel.
— Vous n’allez pas me croire, dit-elle, debout à côté de moi, mais je viens de découvrir deux Hoosiers de plus dans l’avion.
— Ça, alors !
— Ce ne sont pas des Hoosiers de naissance, mais ils habitent en territoire hoosier, à Indianapolis.
— Vous m’en direz tant !
— Vous voulez faire leur connaissance ?
— Est-ce indispensable ?
Cette question la déconcerta.
— Ce sont vos pays, enfin ! Des Hoosiers !
— Comment s’appellent-ils ?
— Elle s’appelle Mme Conners, lui Hoenikker. Ils sont frère et sœur. C’est un nain, lui il est gentil pour un nain, d’ailleurs. (Elle me fit un clin d’œil.) Pas bête, ce petit.
— Est-ce qu’il vous appelle maman ?
— J’ai failli le lui demander, mais je me suis ressaisie. J’ai pensé qu’il serait peut-être cavalier de demander ça à un nain.
— Allons donc, voyons !
D’accord, maman
J’allai donc à l’arrière parler à Angela Hoenikker Conners et au petit Newt Hoenikker, tous deux membres de mon karass.
Angela était la blonde platinée au visage chevalin que j’avais remarquée un peu plus tôt.
Newt était un jeune homme, minuscule certes, mais sans rien de grotesque. Il était aussi bien proportionné que Gulliver parmi les géants de Brobdingnag, et certainement aussi fin observateur.
Il buvait un verre de champagne inclus dans le prix du billet. La coupe était pour lui ce qu’un bocal à poissons rouges eût été pour un homme normal. Pourtant, il buvait avec aisance et élégance, comme si le verre eût été parfaitement à sa taille.
Dans ses bagages, au creux d’un thermos, le petit salopard avait un cristal de glace-9, tout comme sa misérable sœur, tandis qu’au-dessous de nous s’étalaient les arpents liquides du bon Dieu, la mer des Caraïbes.
Quand Hazel eut épuisé les joies des présentations entre Hoosiers, elle nous laissa.
— N’oubliez pas, dit-elle en partant : désormais, vous m’appelez maman !
— D’accord, maman, dis-je.
— D’accord, maman, dit Newt.
Il avait la voix haut perchée, comme le voulait son petit larynx, mais il réussissait à lui donner un côté nettement masculin.
Angela s’obstinait à le traiter comme un petit enfant, ce qu’il lui pardonnait avec une bonne grâce que je n’aurais pas crue possible chez quelqu’un de si petit.
Newt et Angela se souvinrent de moi et des lettres que je leur avais écrites. Ils m’invitèrent à m’asseoir à côté d’eux sur le siège vide.
Angela s’excusa de n’avoir jamais répondu à mes lettres.
— J’ai été incapable de penser à quoi que ce soit qui aurait pu intéresser des lecteurs. J’aurais pu inventer quelque chose, mais j’ai pensé que ce n’était pas ça que vous vouliez. En fait, il ne s’est rien passé d’exceptionnel ce jour-là.
— Votre frère que voici m’a écrit une excellente lettre.
Angela marqua de la surprise.
— Newt ? Comment Newt peut-il se rappeler quoi que ce soit ? (Elle se tourna vers lui :) Mon chéri, tu ne te rappelles rien de ce jour-là, voyons ! Tu n’étais qu’un bébé !
— Je me rappelle, dit-il doucement.
— J’aurais aimé voir cette lettre. (Elle donnait à entendre par là que Newt était encore trop tendre pour traiter de plain-pied avec le monde extérieur. Totalement dépourvue de sensibilité, cette femme ne se rendait pas compte de ce que son nanisme signifiait pour Newt.) Tu aurais dû me montrer cette lettre, mon chéri, le gronda-t-elle.