Выбрать главу

Étant donné qu’on s’accorde généralement à voir en votre père un des principaux artisans de cette bombe, je vous serais très reconnaissant de toute anecdote dont vous voudriez bien me faire part au sujet de ce qui c’est passé dans votre maison paternelle le jour où la bombe a été lancée.

À mon grand regret, je dois avouer que je n’en connais pas autant que je le devrais sur votre illustre famille, et que j’ignore donc si vous avez des frères et des sœurs. Auquel cas, j’aimerais beaucoup avoir leur adresse afin de leur envoyer des requêtes analogues.

Je me rends bien compte que vous étiez fort jeune lorsque la bombe est tombée, ce qui est tout aussi bien. Mon livre soulignera l’aspect humain, plutôt que technique, de la bombe, de telle sorte que des souvenirs de cette journée vus à travers le regard d’un « bébé » – si vous me passez l’expression – y trouveront parfaitement leur place.

Ne vous souciez pas des questions de style et de forme. Laissez-moi le soin de tout cela. Contentez-vous de me donner la substance même de votre histoire.

Il va sans dire qu’avant la publication, je soumettrai à votre approbation la version définitive.

Fraternellement vôtre.

Lettre d’un C.P.E.M.

À quoi Newt répondit :

Je suis désolé d’avoir tant tardé à vous écrire. Le livre que vous préparez a l’air très intéressant. J’étais si jeune quand on a lancé la bombe que je ne crois pas pouvoir vous être d’un grand secours. À vrai dire, vous devriez interroger mon frère et ma sœur, qui sont tous deux plus âgés que moi Ma sœur est Mme Harrison C. Conners, 4918 North Meridian Street, à Indianapolis, Indiana. C’est également là que je suis maintenant domicilié. Je pense qu’elle se fera un plaisir de vous venir en aide. Personne ne sait où est mon frère Frank. Il a disparu juste après les obsèques de mon père, il y a deux ans, et personne depuis n’a eu de ses nouvelles. Pour autant qu’on sache, il est peut-être mort à l’heure actuelle.

Je n’avais que six ans quand on a lancé la bombe atomique sur Hiroshima, de telle sorte que tout ce que je me rappelle au sujet de cette journée, on m’a aidé à m’en souvenir.

Je me rappelle que je jouais sur le tapis du living-room, devant le cabinet de mon père, à Ilium, dans l’État de New York. Par la porte du bureau ouverte, je voyais mon père. En pyjama et robe de chambre, il fumait un cigare et jouait avec une boucle de ficelle. Papa n’était pas allé au laboratoire ce jour-là, il était resté à la maison en pyjama. Il restait à la maison quand il le voulait.

Vous savez que papa a fait pratiquement toute sa carrière au laboratoire de recherche de la Compagnie générale des forges et fonderies d’Ilium. Lorsque a été lancé le Projet Manhattan, c’est-à-dire la préparation de la bombe, il n’a pas voulu quitter Ilium pour y participer. Il a dit qu’il n’y collaborerait que si on lui laissait le choix du lieu de travail La plupart du temps, cela voulait dire la maison. En dehors d’Ilium, le seul endroit où il aimait aller était notre petite maison de campagne du cap Cod. C’est au cap Cod qu’il est mort, un 24 décembre. Vous savez probablement cela aussi.

Quoi qu’il en soit, le jour de la bombe, je jouais donc sur le tapis devant son cabinet de travail. Angela, ma sœur, me dit que je jouais alors des heures durant avec de petits camions en imitant le bruit du moteur, « brrr, brrr, brrr » tout le temps. J’imagine donc que je devais être en train de faire « brrr, brrr, brrr » le jour de la bombe, tandis que dans son bureau, papa jouait avec une ficelle nouée en boucle.

Il se trouve que je sais d’où provenait la ficelle avec laquelle il jouait. Peut-être pourrez-vous utiliser ce détail quelque part dans votre livre. Papa l’avait trouvée autour d’un manuscrit de roman que lui avait envoyé un prisonnier. C’était un roman sur la fin du monde en l’an 2000, et le titre en était 2000, An de Grâce. On y racontait comment des savants fous avaient fabriqué une bombe formidable qui anéantissait le monde entier. Il y avait une énorme orgie sexuelle quand tout le monde apprenait que c’allait être la fin du monde, après quoi Jésus-Christ lui-même apparaissait dix secondes avant l’explosion. L’auteur s’appelait Marvin Sharpe Holderness, et dans la lettre accompagnant le manuscrit, il disait à papa qu’il était en prison pour avoir tué son frère. Il envoyait son manuscrit à papa parce qu’il ne parvenait pas à imaginer le genre d’explosif qu’il fallait mettre dans la bombe. Il pensait que papa aurait peut-être une idée.

Je ne vous dis pas que j’ai lu ce livre à six ans. Il a traîné pendant des années à la maison. Frank, mon frère, se l’était approprié à cause des passages obscènes, et il le cachait dans ce qu’il appelait son coffre-fort mural dans sa chambre. En réalité, ce n’était pas un coffre-fort, mais la gaine d’évacuation d’un vieux poêle, avec son rabat de fer-blanc. Frank et moi avons bien dû lire mille fois la description de l’orgie quand nous étions enfants. Nous avons gardé ce livre pendant des années, jusqu’à ce que ma sœur Angela le découvre. Après l’avoir lu, elle a déclaré que c’était absolument dégoûtant, et elle l’a brûlé ainsi que la ficelle. Elle était une mère pour Frank et moi, notre véritable mère étant morte à ma naissance.

Je suis bien certain que papa n’a jamais lu ce livre. Je ne crois pas qu’il ait jamais lu un roman ni même une nouvelle de toute sa vie, du moins depuis sa tendre enfance. Il ne lisait même pas son courrier, ni les journaux ni les magazines. Je suppose qu’il lisait beaucoup de revues techniques, mais pour vous dire la vérité, je ne me rappelle pas avoir jamais vu mon père lire quoi que ce soit.

Je vous disais donc que tout ce qui l’intéressait dans ce manuscrit, c’était la ficelle. Il était ainsi. On ne pouvait jamais deviner ce qui allait l’intéresser l’instant suivant. Le jour de la bombe, c’était une ficelle.

Avez-vous jamais lu le discours qu’il a prononcé lorsqu’il a accepté le prix Nobel ? Le voici, en entier : Mesdames et messieurs. Si je suis ici devant vous, c’est que je n’ai jamais cessé de musarder comme un enfant de huit ans sur le chemin de l’école par une belle matinée de printemps. Un rien suffit pour que je m’arrête, que je regarde, que je m’émerveille, j’apprenne parfois. Je suis très heureux. Merci.

Donc, papa a regardé cette boucle de ficelle pendant un moment, puis ses doigts se sont mis à jouer. Ils ont formé avec la ficelle la figure qu’on appelle le « berceau du chat ». J’ignore où papa avait appris à le faire. Auprès de son propre père, peut-être. Il faut vous dire que son père était tailleur, et que le fil et la ficelle ne devaient donc pas manquer à la maison quand papa était petit.

C’est la seule fois que j’ai vu mon père s’occuper à quelque chose qui s’approche d’un jeu au sens où tout le monde l’entend. Il ne voyait pas du tout l’intérêt des tours, des jeux et des règles inventés par d’autres. Dans un album de coupures de presse que ma sœur Angela tenait à jour, on voyait un extrait du magazine Time dans lequel quelqu’un demandait à papa à quoi il jouait pour se détendre, Pourquoi m’encombrerais-je de jeux préfabriqués, répondait mon père, quand il y en a tant de réels autour de moi ?

Il a dû s’étonner d’avoir réussi le berceau du chat, et cela lui a peut-être rappelé son enfance. Tout d’un coup, il est sorti de son bureau et, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant, il a essayé de jouer avec moi. Non seulement il n’avait jamais joué avec moi, mais il ne m’avait pour ainsi dire jamais parlé.