— Je suis désolé, dit Newt. Je n’y ai pas pensé.
— Autant vous le dire, déclara Angela en me regardant. Le Dr Breed m’a mise en garde contre vous. Il m’a dit que vous ne cherchiez pas à tracer un portrait équitable de notre père.
Et elle me montra qu’elle m’en tenait rigueur.
Je l’apaisai quelque peu en lui expliquant que de toute façon, je n’écrirais probablement jamais ce livre, que je n’avais plus une idée claire de ce qu’il voudrait ou devrait signifier.
— En tout cas, si jamais vous l’écrivez, vous feriez bien de faire de papa un saint, parce que c’est la vérité.
Je lui promis que je ferais de mon mieux pour brosser ce tableau. Puis je lui demandai si elle et Newt se rendaient à une réunion de famille avec Frank à San Lorenzo.
— Frank va se marier, dit Angela. Nous allons aux fiançailles.
— Oh ! Qui est l’heureuse élue ?
— Je vais vous la montrer, dit Angela en sortant de son sac un portefeuille contenant une espèce d’accordéon en plastique.
Dans chacun des plis de l’accordéon se trouvait logée une photo. Angela feuilleta le dépliant. Au passage, j’aperçus le petit Newt sur une plage du cap Cod, le Dr Felix Hoenikker recevant le Nobel, deux fillettes sans grâce, celles d’Angela, et Frank faisant voler un modèle réduit au bout d’une ficelle.
Enfin, elle me fit voir la photo de la jeune fille qu’allait épouser Frank.
Elle eût pu produire le même effet en me donnant un coup se pied dans l’aine.
La photo qu’elle me montrait représentait Mona Aamons Monzano, la femme que j’aimais.
Sans douleur
Une fois qu’elle avait ouvert son accordéon en plastique, Angela répugnait à le refermer avant d’en avoir montré toutes les photos.
— Voici les êtres qui me sont chers, déclara-t-elle.
Je regardai donc les êtres qui lui étaient chers. Ce qu’elle avait pris au piège dans le plexiglas, comme on sertit dans l’ambre des coléoptères fossiles, c’étaient les images d’une grande partie de notre karass. Dans toute cette collection, il n’y avait pas un seul gogotruchien.
Je vis de nombreuses photographies du Dr Hoenikker, père de la bombe atomique, père de trois enfants, père de la glace-9. Le père présumé d’un nain et d’une géante était de petite taille.
Dans la collection de fossiles d’Angela, ma photo préférée représentait Hoenikker tout emmitouflé pour l’hiver, avec pardessus, cache-nez, snow-boots et un bonnet de laine tricoté surmonté d’un gros pompon.
Ce cliché, me dit Angela avec un chat dans la gorge, avait été pris à Hyannis, au cap Cod, trois heures environ avant la mort de son père. Un photographe de presse avait reconnu le grand homme sous son apparence de lutin de Noël.
— Votre père est mort à l’hôpital ?
— Oh, non ! Il est mort à la villa, dans un grand fauteuil en osier blanc faisant face à la mer. Newt et Frank étaient partis se promener sur la plage couverte de neige…
— La neige était tiède, dit Newt. On avait l’impression de marcher dans des fleurs d’oranger. C’était très étrange. Toutes les autres villas étaient inoccupées…
— Seule la nôtre avait le chauffage, précisa Angela.
— Il n’y avait pas un chat à des kilomètres à la ronde, se rappela rêveusement Newt, et soudain, Frank et moi avons vu un grand chien noir qui courait sur la plage, un labrador. Nous avons lancé des bouts de bois dans l’océan et il les a rapportés.
— Moi, j’étais retournée au village acheter des ampoules supplémentaires pour l’arbre de Noël. Nous en avions toujours un.
— Votre père aimait ça ?
— Il ne l’a jamais dit, fit Newt.
— Je crois que oui, dit Angela. Seulement, il n’était guère démonstratif. Il y a des gens ainsi, qui ne sont pas démonstratifs.
— Et il y en a d’autres qui le sont, dit Newt avec un petit haussement d’épaules.
— Quoi qu’il en soit, dit Angela, en rentrant à la villa, nous l’avons trouvé dans le fauteuil. (Elle hocha la tête.) Je ne crois pas qu’il ait souffert. Il semblait dormir. Il n’aurait pas eu cet air-là s’il avait ressenti la moindre douleur.
Angela avait omis une intéressante partie de l’histoire. Elle avait passé sous silence le fait que ce jour-là, le 24 décembre, elle, Frank et le petit Newt s’étaient partagé la glace-9 de leur père.
Fabri-Tek
Angela insista pour que je regarde les autres photos.
— Ça, c’est moi, croyez-le si vous voulez.
Elle me montra une adolescente d’un mètre quatre-vingts, une clarinette à la main, revêtue de l’uniforme de la fanfare du lycée d’Ilium, les cheveux serrés sous un shako, souriant avec une timidité enjouée.
Puis Angela, cette femme à qui Dieu n’avait virtuellement rien donné pour décrocher un mari, me fit voir une photo de son époux.
— Voici donc Harrison C. Conners ! m’écriai-je.
J’étais sidéré. Conners était remarquablement bel homme et il avait l’air de le savoir. Il s’habillait avec chic et ses yeux exprimaient la félicité paresseuse d’un Don Juan.
— Que… que fait-il ? demandai-je.
— Il est président de Fabri-Tek.
— Dans l’électronique ?
— Je ne pourrais pas vous le dire, même si je le savais. C’est ultrasecret : la firme travaille pour le gouvernement.
— Des armes ?
— Enfin, la guerre de toute façon.
— Comment vous êtes-vous rencontrés ?
— Il était assistant de mon père au laboratoire. Puis il est parti pour Indianapolis, où il a fondé Fabri-Tek.
— De telle sorte que votre mariage est venu couronner un long roman d’amour ?
— Pas du tout. Je crois qu’il ignorait même jusqu’à mon existence. Moi, je le trouvais gentil, mais jusqu’à la mort de papa, il n’a jamais fait attention à moi. Un jour, il est passé par Ilium. J’étais toute seule dans la grande maison, désœuvrée, et je pensais que ma vie était finie…
Elle parla des affreuses journées, des semaines qui avaient suivi la mort de son père.
— Seule dans cette grande maison avec le petit Newt… Frank avait disparu, et les fantômes faisaient dix fois plus de bruit que Newt et moi. J’avais consacré toute ma vie à prendre soin de papa, à le conduire à son travail, à le ramener à la maison, à l’emmitoufler quand il faisait froid, à lui ôter ses lainages quand il faisait chaud, à le faire manger, à payer ses factures. Et soudain, je n’avais plus rien à faire. Je n’avais jamais eu d’amis intimes, je n’avais pas une âme vers qui me tourner, à part Newt.
» Et puis un beau jour, continua-t-elle, on a frappé à la porte. C’était Harrison Conners. C’était ce que j’avais jamais vu de plus beau dans ma vie. Il est entré et nous avons parlé des derniers jours de papa, et du passé en général.
Angela pleurait presque.
— Quinze jours plus tard, nous étions mariés.
Communistes, nazis, royalistes, parachutistes et fraudeurs à la conscription
En regagnant mon siège dans l’avion, tout penaud d’avoir perdu Mona Aamons Monzano au profit de Frank, je me replongeai dans la lecture du manuscrit de Philip Castle.
Je cherchai Monzano, Mona Aamons dans l’index, et l’index me dit de consulter Aamons, Mona.
À Aamons, Mona, je trouvai presque autant de renvois au texte que sous le nom de « Papa » Monzano lui-même.
Et après Aamons, Mona venait Aamons, Nestor. Je tournai les quelques pages ayant trait à Nestor et appris qu’il était le père de Mona, Finlandais de naissance et architecte.