Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Nestor Aamons, capturé par les Russes, fut libéré par les Allemands. Ses libérateurs ne le renvoyèrent pas chez lui, mais l’obligèrent à servir dans une unité du génie de la Wehrmacht engagée contre les partisans yougoslaves. Il fut fait prisonnier par les Tchetniks – les partisans serbes royalistes – puis par les partisans communistes qui attaquèrent ceux-ci. Libéré par des parachutistes italiens qui surprirent les communistes, il fut envoyé en Italie.
Les Italiens le mirent au travail pour tracer les plans de fortifications en Sicile. Il vola un bateau de pêche sicilien et réussit à gagner le Portugal neutre.
Là, il fit la connaissance d’un fraudeur à la conscription nommé Julian Castle.
En apprenant qu’Aamons était architecte, Castle l’invita à le suivre dans l’île de San Lorenzo et à y bâtir pour lui un hôpital qui devait s’appeler la Maison de l’espoir et de la pitié dans la jungle.
Aamons accepta. Il dessina l’hôpital, épousa une indigène nommée Celia, engendra une fille parfaite et mourut.
Ne jamais indexer son propre livre
Quant à Aamons, Mona, l’index donnait à lui seul une image discordante et surréaliste des nombreuses forces antagonistes appelées à exercer leur influence sur elle, ainsi que des réactions effarées qu’elles avaient suscitées en elle.
Aamons, Mona, lisait-on dans l’index : adoptée par Monzano afin de relancer la popularité de ce dernier, 194-199, 216 n. ; amours d’enfance avec P. Castle, 72 et 5. ; s’échappe de chez Bokonon, 199 ; s échappe de chez Monzano, 197; écrit aux Nations unies, 200; s’efforce de s’enlaidir afin de cesser d’être un symbole érotique pour les îliens, 80, 95 et s, 116 n., 209, 247 n., 400-406, 566 n. 678; enfance dans l’enceinte de la Maison de l’espoir et de la pitié, 63-81 ; fiancée à P. Castle, 193 ; gênée par son rôle de symbole érotique national 80, 95 et s., 116 n., 209, 247 n., 400-406, 566 n., 678; habite chez Bokonon, 92-98, 196-197; mort de son père, 89 et s. ; mort de sa mère, 92 et s. ; naïveté foncière, 67-71, 80, 95 et s., 116 n., 209, 247 n., 400-406, 566 n., 678; poèmes de sa plume, 89, 92, 193; poèmes sur elle, 2 n., 26, 114, 119, 311, 316, 477n., 501, 507, 555n., 689, 718 et s., 799 et s., 800 n., 841, 846 et s., 908 n., 971, 974; reçoit l’enseignement de Bokonon, 63-80; retourne chez Bokonon, 197 ; retourne chez Monzano, 199 ; virtuose du xylophone, 71.
Je montrai aux Minton cet article de l’index en leur demandant s’ils ne trouvaient pas qu’il était à lui seul une délicieuse autobiographie, celle d’une déesse de l’amour malgré elle. À ma surprise, comme il arrive parfois dans la vie, j’obtins d’eux une réponse d’expert. Il se révéla que Claire Minton avait été en son temps indexeur professionnel. Je n’avais jamais entendu parler de cette profession jusqu’alors.
Elle me dit qu’elle avait payé les études universitaires de son mari en travaillant comme indexeur, que le métier payait bien et que les bons indexeurs étaient rares. Seuls les auteurs les plus amateurs, dit-elle, entreprennent d’établir eux-mêmes les index de leurs livres. Je lui demandai ce qu’elle pensait du travail de Philip Castle.
— Son index est flatteur pour l’auteur et insultant pour le lecteur, dit-elle. Il fait preuve d’autosatisfaction. (Elle s’exprimait avec la bienveillance perfide d’un spécialiste.) Je suis toujours gênée quand je vois un index établi par l’auteur lui-même.
— Gênée ?
— C’est révélateur, la façon dont un auteur indexe sa propre œuvre, m’apprit-elle. Pour un œil exercé, c’est une mise à nu sans vergogne.
— Elle peut deviner le caractère de quelqu’un à partir d’un index, dit son mari.
— Vraiment ? fis-je. Et que pouvez-vous dire au sujet de Philip Castle ?
Elle esquissa un sourire.
— Certaines choses qui ne sont pas à dire à un inconnu.
— Excusez-moi.
— Il est manifestement amoureux de cette Mona Aamons Monzano, dit-elle.
— On peut en dire autant, je crois comprendre, de tous les hommes de San Lorenzo.
— Il éprouve envers son père des sentiments contradictoires.
— On peut en dire autant de tous les hommes sur terre.
Je voulais la pousser à en dire plus.
— C’est un inquiet.
— Qui ne l’est ici-bas ?, fis-je.
Je l’ignorais alors, mais c’était là une question éminemment bokoniste.
— Il ne l’épousera jamais.
— Pourquoi ça ?
— Je vous ai dit tout ce que j’avais à dire, fit-elle.
— Je suis content de faire la connaissance d’un indexeur aussi respectueux de la vie privée d’autrui.
— On ne doit jamais indexer son propre livre, déclara-t-elle.
Un duprass, nous dit Bokonon, est un précieux instrument permettant d’acquérir et de cultiver dans l’intimité d’un interminable amour des intuitions singulières, mais vraies. La finesse avec laquelle les Minton analysaient les index en donnait une éclatante démonstration. Un duprass, nous dit Bokonon, est aussi une institution doucereusement vaine d’elle-même. En tant qu’institution, les Minton ne faisaient pas exception à cette règle.
Un peu plus tard, je revis l’ambassadeur dans le couloir de l’avion. À l’écart de sa femme, il me fit comprendre l’importance qu’il attachait à ce que je respecte la faculté qu’avait celle-ci de tirer des déductions d’un index.
— Savez-vous pourquoi Castle n’épousera jamais cette jeune femme, bien qu’il l’aime, bien qu’elle l’aime et bien qu’ils aient grandi ensemble ? me dit-il tout bas.
— Non, monsieur.
— Parce que c’est un homosexuel, murmura Minton. Ça aussi, elle peut le lire dans un index.
Une économie en circuit fermé
Rejetés nus sur le rivage par la mer, Lionel Boyd Johnson et le caporal McCabe, m’apprit le livre, y furent accueillis par bien plus à plaindre qu’eux. Les habitants de San Lorenzo étaient accablés de maux que, loin de savoir soigner, ils étaient bien en peine de nommer. Par contraste, Johnson et McCabe étincelaient de toutes leurs richesses : ils savaient lire et écrire, ils avaient de l’ambition, de la curiosité, de l’aplomb, de l’irrévérence, de la santé, de l’humour et une connaissance considérable du monde extérieur.
Citons encore les « Calypsos » :
Selon Philip Castle, cette description de l’état de la propriété foncière à San Lorenzo en 1922 est entièrement exacte. Son arrière-grand-père avait en effet fondé la société sucrière Castle Sugar qui, en 1922, possédait jusqu’à la moindre parcelle de terre arable de l’île.
« Les affaires de Castle Sugar à San Lorenzo ne témoignent d’aucun bénéfice, écrivait Castle jeune. Mais en ne rétribuant pas le travail des employés, la compagnie parvenait à équilibrer chaque année son bilan, en gagnant juste assez pour payer le salaire de ceux qui étaient chargés de tourmenter ceux-ci. »