» La forme de gouvernement régnante était l’anarchie, sauf dans les rares situations où Castle Sugar voulait accroître ses biens ou faire faire quoi que ce soit. En ce cas, la forme de gouvernement devenait le féodalisme. La haute noblesse se composait des maîtres de plantations dépendant de Castle Sugar, des Blancs armés jusqu’aux dents venus de l’extérieur. La chevalerie se recrutait parmi des indigènes costauds qui, contre de menus présents et de risibles privilèges, tuaient ou torturaient sur commande. Dans cette démoniaque cage à écureuils, les besoins spirituels du peuple étaient pris en charge par une poignée de prêtres gras à lard.
« Dynamitée en 1923, la cathédrale de San Lorenzo passe généralement pour une des merveilles créées par l’homme dans le Nouveau Monde. »
Un rêve écœurant
Le fait que McCabe et Johnson aient pu prendre la direction de San Lorenzo n’a absolument rien de miraculeux. Bien d’autres s’étaient déjà emparés de San Lorenzo – et l’avaient invariablement trouvé piètrement défendu. La raison en était simple : dans Son infinie sagesse, Dieu, en créant cette île, avait veillé à ce qu’elle n’eût aucune valeur.
Hernan Cortez fut le premier à faire enregistrer par l’histoire sa stérile conquête de San Lorenzo. Descendu à terre avec ses hommes pour faire de l’eau, en 1519, il baptisa l’île, la revendiqua au nom de l’empereur Charles Quint et n’y remit jamais les pieds. D’autres expéditions débarquèrent par la suite, attirées par l’or, les diamants, les rubis et les épices, n’en trouvèrent pas, brûlèrent quelques indigènes pour passer le temps et pour extirper l’hérésie, puis se rembarquèrent.
« Lorsque la France revendiqua San Lorenzo en 1682, écrivait Castle, les Espagnols ne protestèrent pas. Lorsque le Danemark revendiqua San Lorenzo en 1699, les Français ne protestèrent pas. Quand les Pays-Bas revendiquèrent San Lorenzo en 1704, les Danois ne protestèrent pas. Quand l’Angleterre revendiqua San Lorenzo en 1706, les Hollandais ne protestèrent pas. Quand l’Espagne, en 1720, réaffirma ses droits sur San Lorenzo, les Anglais ne protestèrent pas. Lorsque, en 1786, des Nègres africains s’emparèrent d’un bateau anglais faisant la traite des esclaves, l’échouèrent sur une grève de San Lorenzo et proclamèrent une nation indépendante – mieux, un empire avec un empereur – les Espagnols ne firent pas la moindre difficulté. »
» L’empereur, qui s’appelait Tum-bumwa, fut le seul homme à avoir jamais pensé que l’île valait d’être défendue. C’est à ce dangereux maniaque qu’on doit l’érection de la cathédrale de San Lorenzo ainsi que des ahurissantes fortifications de la côte nord de l’île, fortifications où se trouve aujourd’hui la résidence privée du prétendu président de la République.
« Ces fortifications n’ont jamais été attaquées, et aucune personne sensée n’a d’ailleurs jamais avancé une raison pour laquelle elles pourraient l’être : elles n’ont jamais rien défendu. On dit que quatorze cents hommes sont morts en les construisant. La moitié d’entre eux, paraît-il, ont été exécutés publiquement pour manque de zèle. »
Castle Sugar s’installa à San Lorenzo en 1916, pendant le boom sucrier de la Grande Guerre. Il n’y avait alors pas de gouvernement. Avec la hausse du prix du sucre, la société s’imagina que dûment cultivées, même l’argile et les gravières de San Lorenzo pourraient rapporter. Personne ne protesta.
En 1922, quand McCabe et Johnson arrivèrent et annoncèrent qu’ils prenaient la direction de l’île, Castle Sugar se retira mollement, comme on sort d’un rêve écœurant.
À nos maîtresses
« Les derniers conquérants de San Lorenzo, écrivait Castle jeune, y apportaient au moins une qualité nouvelle : McCabe et Johnson rêvaient de faire de San Lorenzo une Utopie. »
» À cette fin, McCabe révisa l’économie et les lois.
» Johnson établit une nouvelle religion.
Castle citait une fois de plus les « Calypsos » :
Comme je lisais, je sentis qu’on me tirait par la manche. Je levai les yeux de mon livre.
Le petit Newt Hoenikker était devant moi dans le passage.
— Ça ne vous dirait rien de retourner au bar ? fit-il. On pourrait s’en jeter quelques-uns.
Nous allâmes donc nous en jeter quelques-uns derrière la cravate, et la langue de Newt s’en trouva suffisamment déliée pour qu’il me fasse certaines confidences au sujet de Zinka, Zinka la Russe, cette danseuse naine qui avait été son amie. Ils avaient abrité leurs amours, me dit-il, dans la villa de son père, au cap Cod.
— Je ne me marierai peut-être jamais, mais au moins j’aurai eu une lune de miel.
Il me parla des heures idylliques qu’ils avaient passées, Zinka et lui, enlacés, blottis dans le vieux fauteuil en osier de Felix Hoenikker, celui qui faisait face à la mer. Et Zinka dansait pour lui.
— Vous vous rendez compte ? Une femme dansant pour moi tout seul !
— Je vois que vous n’avez pas de regrets.
— Elle m’a brisé le cœur. Ça n’a pas été très drôle. Mais c’était le prix qu’il fallait payer. Tout se paie en ce bas monde. (Il proposa courageusement un toast.) À nos maîtresses et à nos femmes ! s’écria-t-il.
Attachez vos ceintures
J’étais au bar avec Newt, H. Lowe Crosby et deux inconnus quand on signala que San Lorenzo était en vue. Crosby parlait de « merdeurs » – Vous savez ce que j’entends par un merdeur ?
— J’ai déjà entendu le mot, dis-je, mais il n’a évidemment pas pour moi des résonances aussi personnelles que pour vous.
Crosby avait trop bu ; il avait atteint ce stade où les ivrognes s’imaginent pouvoir parler en toute franchise à condition de le faire affectueusement. Il parla franchement et affectueusement de la taille de Newt, sujet sur lequel personne d’autre au bar n’avait encore aventuré la moindre remarque.
— Je ne veux pas dire par là un petit bonhomme comme ça. (Il posa sur l’épaule de Newt une main de la taille d’un jambon.) Ce n’est pas la taille qui fait qu’un homme est un merdeur, c’est sa façon de penser. J’ai vu des hommes quatre fois plus grands que ce petit bonhomme, et ils étaient tous des merdeurs. Et j’ai vu des petits bonshommes – enfin, pas tout à fait aussi petits, mais sacrément petits, bon Dieu ! – et je les appelais de vrais hommes !
— Merci, dit Newt avec affabilité, sans même jeter un regard à la monstrueuse main posée sur son épaule.
Je n’avais jamais vu un être humain mieux adapté à un handicap physique aussi humiliant. Je frissonnai d’admiration.
— Vous parliez de merdeurs, dis-je à Crosby dans l’espoir qu’il cesserait de s’appuyer sur Newt.
— Et comment !
Il se redressa.
— Vous ne nous avez toujours pas dit ce que c’est qu’un merdeur, fis-je.
— Un merdeur est un type qui se croit tellement malin qu’il ne peut pas fermer son clapet. Quoi que vous puissiez dire, il faut qu’il pinaille. Vous dites que vous aimez telle ou telle chose, et allez ! il vous démontre que vous avez tort.
Le merdeur fait tout ce qu’il peut pour que vous ayez toujours l’impression d’être un con. Vous pouvez dire ce que vous voulez, il a toujours raison.
— On ne peut pas dire que ce soit une caractéristique très attachante, émis-je.