— Ma fille a voulu épouser un merdeur, dit Crosby, l’air sombre.
— Elle l’a fait ?
— Je l’ai écrasé comme une punaise ! (Crosby martela le bar en se rappelant ce qu’avait dit et fait ce merdeur.) Nom de Dieu ! On a tous été à l’université, non ? (Son regard se posa de nouveau sur Newt.) Vous avez été à l’université ?
— Oui, à Cornell, dit Newt.
— Cornell ! s’exclama Crosby, tout content. Bon Dieu, moi aussi !
— Lui aussi, dit Newt en faisant un signe de tête dans ma direction.
— Trois anciens de Cornell ! Et dans le même avion ! dit Crosby, et ce fut un autre festival de gogotruche.
Quand le calme fut quelque peu revenu, Crosby demanda à Newt ce qu’il faisait.
— Je peins.
— En bâtiment ?
— Non, des tableaux.
— Ma parole ! fit Crosby.
— Veuillez regagner vos places et attacher vos ceintures, annonça l’hôtesse. Nous survolons Monzano, l’aéroport de Bolivar, San Lorenzo.
— Déjà ! Mais dites donc, attendez une minute, dit Crosby, les yeux baissés vers Newt. Je m’aperçois soudain que vous avez un nom que j’ai entendu quelque part.
— Mon père était le père de la bombe atomique. Newt n’avait pas dit que Felix Hoenikker était un des pères de la bombe. Il avait dit que Felix en était le père.
— Vraiment ? demanda Crosby.
— Vraiment.
— Je pensais à autre chose, dit Crosby qui se mit à réfléchir. Une histoire de danseuse.
— Je crois que nous ferions bien de regagner nos places, dit Newt, un peu guindé.
— Une histoire de danseuse russe. (Crosby avait la tête suffisamment brouillée par l’alcool pour penser tout haut sans aucune gêne.) Je me rappelle un éditorial dans lequel on disait qu’elle était peut-être une espionne.
— Messieurs, s’il vous plaît, intervint l’hôtesse, il faut regagner vos places et attacher vos ceintures.
Newt leva innocemment les yeux vers H. Lowe Crosby.
— Vous êtes sûr que le nom était bien Hoenikker ? Et afin de dissiper toute possibilité de confusion, il lui épela le nom.
— Possible que je fasse erreur, dit H. Lowe Crosby.
Une nation défavorisée
Vue d’avion, l’île se présentait comme un rectangle d’une surprenante régularité. Cruelles et inutiles, des aiguilles de pierre jaillissant de la mer esquissaient un cercle autour d’elle.
À la pointe sud de l’île se trouvait le port de Bolivar.
C’était la seule ville.
C’était la capitale.
Elle était construite sur un plateau marécageux. Les pistes de l’aéroport Monzano couraient le long de la mer.
Au nord de Bolivar, des montagnes s’élevaient abruptement pour envahir le reste de l’île de leurs bosses de bêtes brutes. Elles s’appelaient les montagnes Sangre de Cristo, mais elles évoquaient pour moi des porcs dans une auge.
Bolivar s’était appelée de bien des noms, entre autres : Caz-ma-caz-ma, Santa Maria, Saint-Louis, Saint-Georges et Port Glory. En 1922, Johnson et McCabe l’avaient rebaptisée en l’honneur de Simon Bolivar, le grand héros et idéaliste latino-américain.
Lorsque Johnson et McCabe y arrivèrent, c’était une ville de branchages, de fer-blanc, de caisses et de boue posée sur une fermentation visqueuse de fange, de vase et de crasse fétide, catacombes de milliards de milliards d’insouciants charognards.
C’est à peu de chose près ainsi que je trouvai Bolivar, à l’exception de la fausse façade architecturale nouvellement érigée sur le front de mer.
Johnson et McCabe avaient échoué dans leur effort pour arracher le peuple à la misère et à la fange.
« Papa » Monzano aussi.
Tout le monde était condamné à l’échec, car San Lorenzo était aussi improductif qu’une superficie égale prise en plein Sahara ou sur la calotte polaire.
Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir une des plus hautes densités de population du monde, Inde et Chine comprises. On comptait quatre cent cinquante habitants pour chaque kilomètre carré de terre inhabitable.
« Au cours de la phase idéaliste de la réorganisation de San Lorenzo par McCabe et Johnson, écrivait Philip Castle, on annonça que le revenu global du pays serait réparti également entre tous les habitants adultes. La première et seule fois qu’on tenta d’appliquer cette mesure, le montant de la part s’établit entre six et sept dollars. »
La valeur d’un caporal
À la douane de l’aéroport Monzano, nous dûmes tous nous soumettre à une inspection de nos bagages et convertir ce que nous entendions dépenser à San Lorenzo en monnaie locale, en caporaux. Le caporal, si l’on devait en croire « Papa » Monzano, valait un demi-dollar américain.
La baraque de la douane était neuve et propre, mais les murs s’ornaient déjà de quantité de notices affichées pêle-mêle. L’une d’elles était une mise en garde :
QUICONQUE SERA SURPRIS À PRATIQUER LE
BOKONONISME
À SAN LORENZO MOURRA SUR LE CROC !
Une autre affiche montrait une photo de Bokonon : vieux Noir rabougri en train de fumer un cigare. Un air d’intelligence, de bienveillance amusée.
Sous la photo, on lisait :Recherché mort ou vif, 10 000 caporaux de récompense !
J’allai regarder l’affiche de plus près. Tout en bas, je trouvai le fac-similé d’une sorte de fiche de police que Bokonon avait dû remplir autrefois, en 1929. On l’avait sans doute mise là pour montrer à ses poursuivants comment étaient son écriture et ses empreintes digitales.
Mais ce qui m’intéressait, c’étaient quelques-uns des mots choisis par Bokonon en 1929 pour remplir les « espaces réservés à cet effet ». Chaque fois qu’il en avait eu la possibilité, il avait adopté le point de vue de Sirius, prenant par exemple en considération des éléments cosmiques tels que la brièveté de la vie et la longueur de l’éternité.
À la question « Profession », il avait répondu : « Être vivant. »
À « Principale occupation », il avait répondu : « Être mort. »
Vous êtes dans une nation chrétienne ! lisait-on sur une autre pancarte. Tout jeu de pieds sera puni du croc ! Je ne compris pas le sens de cet avertissement car j’ignorais encore que les bokononistes entrent en communion en pressant la plante de leurs pieds contre celle d’autrui.
Et comme je n’avais pas entièrement lu le livre de Philip Castle, le mystère des mystères était à mes yeux celui-ci : comment Bokonon, ami intime du caporal McCabe, avait-il bien pu devenir un hors-la-loi ?
Pourquoi Hazel n’a pas eu peur
Nous fûmes sept à descendre à San Lorenzo : Newt et Angela, l’ambassadeur Minton et sa femme, H. Lowe Crosby et la sienne, plus moi. Quand nous eûmes franchi la douane, on nous mena en groupe jusqu’à une tribune érigée en plein air, sur laquelle on nous fit monter.
Nous y fîmes face à une foule très calme.
Cinq mille San-Lorenziens au moins nous fixaient du regard. Les indigènes étaient couleur de Blédine. Tous étaient maigres. On ne voyait pas une seule personne grasse. Tous avaient des dents qui manquaient. Nombreuses étaient les jambes torses ou enflées.
Pas un regard qui fût clair.
Les femmes avaient les seins nus et pitoyables. Les hommes portaient des pagnes lâches impuissants à dissimuler des pénis semblables à des balanciers d’horloges campagnardes.
Il y avait beaucoup de chiens, mais pas un qui aboyait. Il y avait beaucoup d’enfants, mais pas un qui pleurait. Çà et là, quelqu’un toussait. C’était tout.
Devant la foule, une fanfare militaire se tenait au garde-à-vous. Elle ne jouait pas.
Devant la fanfare, une garde d’honneur brandissait deux drapeaux, les Stars and Stripes et le drapeau de San Lorenzo. Celui-ci représentait les galons en chevron d’un caporal des U.S. Marines sur champ bleu roi. Les étamines pendaient maigrement dans l’air immobile.
Je crus entendre, très loin de là, le heurt sourd d’une masse contre un gong d’airain. C’était une illusion. C’était la pulsation de la chaleur qui résonnait dans mon âme, la chaleur tenace et cuivrée du climat de San Lorenzo.
— Je suis bien contente que le pays soit chrétien, murmura Hazel Crosby à l’oreille de son mari ; j’aurais un peu peur.
Derrière nous se trouvait un xylophone.
Sur l’instrument, un motif étincelant dessinait quatre lettres en grenats et en strass : Mona.