— Je vous souhaite beaucoup de bonheur, mademoiselle, dit chaleureusement Minton. Et toutes mes félicitations, général.
Les jeunes promis remercièrent d’un signe de tête.
Minton prit alors la parole pour évoquer les prétendus Cent Martyrs de la Démocratie, et il y alla d’un énorme mensonge.
— Il n’est pas un enfant américain qui ne connaisse aujourd’hui l’histoire du noble sacrifice de San Lorenzo lors de la dernière guerre mondiale. Ces cent héroïques San-Lorenziens, dont nous célébrerons la mémoire, ont donné autant que peuvent donner des hommes épris de liberté. Le président des États-Unis m’a demandé de le représenter personnellement aux cérémonies de demain et de jeter à la mer une couronne qui sera le présent offert par le peuple américain au peuple de San Lorenzo.
— Le peuple de San Lorenzo vous remercie, ainsi que votre Président et que le généreux peuple américain, pour cette pensée délicate, dit « Papa ». Nous serions honorés si vous vouliez bien jeter la couronne à la mer demain, pendant la cérémonie de fiançailles.
— Tout l’honneur sera pour moi.
« Papa » nous ordonna à tous de lui faire l’honneur de notre présence le lendemain à la cérémonie de la couronne et aux fiançailles. Nous devions nous présenter au palais à midi.
— Quels beaux enfants ces deux-là auront ! dit « Papa » en nous invitant à regarder longuement Frank et Mona. Quel sang ! Quelle beauté !
Puis la douleur revint, fulgurante.
De nouveau, « Papa » ferma les yeux, comme pour se replier autour de sa douleur.
Il attendit que ça passe. Ça ne passa pas.
Toujours en proie à une vive souffrance, il se détourna de nous pour faire face à la foule et au micro. Il voulut faire un geste à la foule, et n’y parvint pas. Il voulut lui dire quelque chose, et n’y parvint pas.
Enfin, les mots sortirent de sa bouche.
— Rentrez chez vous, dit-il en s’étranglant. Rentrez chez vous !
La foule s’éparpilla comme une brassée de feuilles mortes.
« Papa » se retourna vers nous, les traits rendus grotesques par la douleur… Et puis il s’effondra.
Ce qu’il y a de plus fort
Il n’était pas mort.
Mais il en avait diablement l’air ; n’était que de temps en temps, du fond de cette mort apparente, un frisson affleurait comme un tic.
Frank protesta vigoureusement : « Papa » n’était pas mort, c’était impossible ! Il était dans tous ses états.
— « Papa » ! Vous ne pouvez pas mourir, voyons ! C’est impossible !
Il déboutonna le col et la blouse de « Papa », lui frotta les poignets.
— Donnez-lui de l’air ! De l’air pour « Papa » !
Les pilotes de chasse accoururent à la rescousse. L’un d’eux eut la bonne idée d’aller chercher l’ambulance de l’aéroport.
N’ayant pas reçu d’ordres, la fanfare et la garde d’honneur demeurèrent au garde-à-vous, sur le qui-vive.
Je regardai Mona. Elle n’avait rien perdu de sa sérénité et s’était retirée jusqu’à la balustrade de la tribune. La mort – si nous devions en être témoins – ne l’alarmait pas.
À ses côtés se tenait un pilote. Il ne la regardait pas, mais il émanait de lui un rayonnement que j’attribuai au fait d’être si proche de Mona.
« Papa » reprit partiellement conscience. D’une main qui battait comme un oiseau pris au piège, il montra Frank.
— Vous… dit-il.
Nous fîmes tous silence afin d’entendre ses paroles.
Ses lèvres remuèrent, mais il n’en sortit que des bruits de glou-glou.
Quelqu’un eut une idée qui parut excellente sur le moment – bien qu’assez macabre rétrospectivement. Je crois que c’était un des pilotes. Il arracha le microphone de son pied et le tendit vers les lèvres gargouillantes de « Papa » afin d’amplifier ses paroles.
C’est ainsi que nous revinrent, répercutés par les immeubles neufs, des râles entrecoupés de tyroliennes spasmodiques.
Puis des mots tombèrent de sa bouche.
— Vous, dit-il à Frank d’une voix rauque, vous – Franklin Hoenikker – serez le prochain président de San Lorenzo. La science – vous détenez la science. La science est ce qu’il y a de plus fort. La science, répéta « Papa ». La glace.
Il roula ses yeux jaunes et s’évanouit de nouveau.
Je regardai Mona.
Son expression n’avait pas changé.
En revanche, le pilote qui se tenait à côté d’elle avait les traits catatoniques et la rigidité orgiaque d’un homme en train de recevoir la médaille d’Honneur du Congrès.
Je baissai le regard et vis ce que je ne devais pas voir.
Mona avait dégagé un de ses pieds de sa sandale. Son petit pied brun était nu.
Et de ce pied, elle pétrissait et pétrissait – pétrissait de façon obscène – le cou-de-pied de la botte de l’aviateur.
N’krowo
« Papa » ne mourut pas – pas encore.
Le grand fourgon à barbaque de l’aéroport l’emporta.
Les Minton gagnèrent leur ambassade dans une conduite intérieure américaine.
Newt et Angela montèrent dans une conduite intérieure immatriculée à San Lorenzo pour aller chez Frank.
L’unique taxi de San Lorenzo nous mena, les Crosby et moi, à l’hôtel Casa Mona. C’était une grande Chrysler 1939 qui avait l’air d’un corbillard, avec des strapontins. Sur les flancs de la voiture, on lisait l’inscription Castle Transportation Inc. Le taxi appartenait à Philip Castle, le propriétaire du Casa Mona, le fils du grand philanthrope que j’étais venu interviewer.
Les Crosby et moi étions troublés. Notre consternation s’exprimait par des questions auxquelles nous exigions des réponses immédiates. Les Crosby voulaient savoir qui était Bokonon. L’idée que quelqu’un puisse s’opposer à « Papa » Monzano les scandalisait.
De mon côté, sans raison précise, je m’aperçus qu’il me fallait savoir sur-le-champ qui étaient les Cent Martyrs de la Démocratie.
Les Crosby furent les premiers à obtenir une réponse. Comme ils ne comprenaient pas le dialecte san-lorenzien, je me fis leur interprète. Crosby posa à notre chauffeur la question fondamentale qui le tourmentait :
— Qui est-ce, ce merdeur de Bokonon, d’abord ?
— Homme très méchant, répondit le chauffeur. (En réalité, il avait dit : Ohmtré amesh-a.)
— C’est un communiste ? demanda Crosby quand il eut entendu ma traduction.
— Oh oui !
— A-t-il des disciples ?
— Comment ?
— Il y a des gens pour le trouver bien ?
— Oh non, monsieur ! dit pieusement le chauffeur. Personne il est fou autant.
— Pourquoi est-ce qu’on ne l’a pas capturé ? demanda Crosby.
— Il est difficile trouver, dit le chauffeur. Très malin.
— Enfin, il doit y avoir des gens qui le cachent et qui lui donnent à manger, sinon on l’aurait attrapé depuis longtemps !
— Personne il cache pas lui ; personne il le nourrit pas. Tout le monde trop malin pour le faire.
— Vous croyez ?
— Sûr, fit le chauffeur. Si quelqu’un il donne à manger à ce vieux fou, ou un endroit pour dormir, il est bon pour le croc. Personne il en veut pas, du croc.
Il avait prononcé le dernier mot : « N’krowo. »
Elé sam artière n’deledem okra-zy
Je demandai au chauffeur qui étaient les Cent Martyrs de la Démocratie. Je remarquai que le boulevard que nous suivions s’appelait boulevard des Cent Martyrs de la Démocratie.