Le chauffeur m’apprit que dans l’heure qui avait suivi l’attaque de Pearl Harbor. San Lorenzo avait déclaré la guerre à l’Allemagne et au Japon.
Pour combattre dans le camp de la démocratie, San Lorenzo avait levé cent hommes, qui s’étaient embarqués sur un bateau en partance pour les Etats-Unis, où ils devaient être armés et entraînés.
Le bateau avait été coulé par un sous-marin allemand juste à la sortie du port de Bolivar.
— Sésame issié, dit-il, elé sam artière n’deledem okra-zy.
(C’est ça, monsieur, avait-il dit en dialecte, les Cent Martyrs de la Démocratie.)
Mosaïque
Nous fîmes, les Crosby et moi, la curieuse expérience qui consiste à être les premiers clients d’un hôtel neuf. Nous fûmes les premiers à signer dans le-registre du Casa Mona.
Les Crosby étaient arrivés à la réception avant moi, mais H. Lowe Crosby fut à ce point déconcerté par la vue d’un registre complètement vierge qu’il ne put se résoudre à signer. Il avait besoin d’un peu de réflexion.
— Tenez, signez, vous, me dit-il.
Puis, pour me défier de penser qu’il était superstitieux, il annonça qu’il souhaitait photographier un homme occupé à composer une immense mosaïque sur le plâtre frais d’un des murs du hall.
La mosaïque faisait six mètres de haut. C’était un portrait de Mona Aamons Monzano. L’homme qui y travaillait était jeune et musclé. Assis au haut d’une échelle double, il portait pour tout vêtement un pantalon de coutil. C’était un Blanc.
À l’aide de copeaux d’or, le mosaïste représentait les cheveux fous poussant sur la nuque de Mona, le long de son cou de cygne.
Crosby alla le photographier et revint en déclarant que le type était le plus grand merdeur qu’il eût jamais rencontré. En m’annonçant cela, Crosby avait pris la couleur du jus de tomate.
— Tout ce qu’on dit, il le retourne à l’envers.
J’allai à mon tour près du mosaïste, que j’observai pendant quelque temps.
— Je vous envie, lui dis-je enfin.
— Je savais, soupira-t-il, que si j’attendais suffisamment longtemps, quelqu’un viendrait et m’envierait. Je me disais qu’il fallait être patient, que tôt ou tard, un envieux viendrait.
— Vous êtes américain ?
— J’ai ce bonheur. (Il continuait à travailler, sans la moindre curiosité quant à mon apparence.) Vous voulez prendre ma photo, vous aussi ?
— Cela vous ennuie ?
— Je pense, donc je suis, donc je suis photographiable.
— Malheureusement, je n’ai pas mon appareil sur moi.
— Eh bien, allez le chercher, voyons ! Vous n’êtes pas de ces hommes qui s’en remettent à leur mémoire, si ?
— Je ne crois pas que j’oublierai de sitôt le visage auquel vous travaillez.
— Vous l’oublierez quand vous serez mort, et moi aussi. Quand je serai mort, j’oublierai tout, et je vous conseille d’en faire autant.
— A-t-elle posé pour ce portrait ou travaillez-vous d’après des photos, ou quoi ?
— Je travaille d’après ou quoi.
— Quoi ?
— Je travaille d’après ou quoi. (Il se frappa la tempe.) Tout est là, dans cette tête qu’on m’envie.
— Vous la connaissez ? Mona.
— J’ai ce bonheur.
— Frank Hoenikker est un veinard.
— Frank Hoenikker est une merde.
— Au moins, vous êtes franc, vous.
— Je suis également riche.
— Vous m’en voyez ravi.
— Si vous voulez l’avis d’un spécialiste, l’argent ne fait pas nécessairement le bonheur.
— Merci du renseignement. Vous venez de m’éviter bien des ennuis. J’étais sur le point de gagner de l’argent.
— Comment ?
— En écrivant.
— J’ai écrit un livre autrefois.
— Comment s’appelait-il ?
— San Lorenzo : le pays, son histoire et son peuple.
Élève de Bokonon
— Je crois comprendre, dis-je au mosaïste, que vous êtes Philip Castle, le fils de Julian Castle.
— J’ai ce bonheur.
— Je suis venu pour voir votre père.
— Vous êtes représentant en aspirine ?
— Non.
— Dommage. Mon père en manque. Pas de drogues miracles non plus ? Mon père aime bien faire un miracle de temps à autre.
— Je ne vends pas de drogues. Je suis écrivain.
— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’un écrivain ne vend pas de drogues ?
— Touché. Je plaide coupable.
— Mon père a besoin d’une certaine sorte de livres, des livres qu’on pourrait lire à ceux qui meurent ou qui souffrent atrocement. J’imagine que vous n’avez rien écrit de la sorte, si ?
— Non, pas encore.
— Il y a de l’argent là-dedans, je crois. Je vous passe l’idée. Elle est précieuse.
— Je pourrais peut-être remanier le Psaume XXIII, le tripatouiller un petit peu pour qu’on ne se rende pas compte qu’il n’est pas de moi.
— Bokonon s’y est essayé, me dit-il. Il a trouvé qu’il ne pouvait pas y changer un mot.
— Vous le connaissez aussi ?
— J’ai ce bonheur. Il a été mon précepteur quand j’étais petit. (Il fit un geste sentimental vers la mosaïque.) Celui de Mona aussi.
— C’était un bon professeur ?
— Mona et moi savons lire, écrire et faire des opérations simples, dit Castle. Si c’est ça que vous voulez dire.
Le bonheur d’être américain
H. Lowe Crosby s’approcha pour regarder de plus près Castle le merdeur.
— Qu’est-ce que vous êtes ? demanda-t-il, sarcastique. Un beatnik, sans doute ?
— Je suis bokononiste.
— Mais c’est interdit dans ce pays, non ?
— Il se trouve que j’ai le bonheur d’être américain. J’ai toujours pu dire que j’étais bokononiste chaque fois que ça me plaisait, et personne ne m’a jamais embêté jusqu’à présent.
— Moi, j’estime qu’on doit respecter les lois du pays où l’on se trouve.
— Ça ne m’étonne pas de vous.
Crosby devint livide.
— Je t’emmerde, petit con !
— Je t’emmerde, vieux con, dit doucement Castle. Et j’emmerde aussi Noël et la Fête des Mères.
Crosby traversa le hall à grandes enjambées et s’adressa à l’employé de la réception.
— Je veux signaler cet homme, là-bas, ce merdeur, ce soi-disant artiste. Vous avez ici un gentil petit pays qui essaie d’attirer le tourisme et les investissements industriels. Étant donné la façon dont cet homme m’a parlé, j’en ai fini avec San Lorenzo. Quand des amis me demanderont ce que je pense de San Lorenzo, je leur dirai de ne jamais y mettre les pieds. Vous aurez peut-être un beau portrait sur le mur, mais bon Dieu, le merdeur qui le fait est l’enfant de putain le plus insultant, le plus décourageant que j’aie jamais vu de ma vie.
Le réceptionniste leva les yeux.
— Monsieur…
— Eh bien, j’écoute ! dit Crosby furieux.
— Monsieur… c’est le propriétaire de l’hôtel.
Le Hilton-Merdeur
H. Lowe Crosby et sa femme quittèrent le Casa Mona, que Crosby avait rebaptisé le Hilton-Merdeur, et exigèrent d’être logés à l’ambassade des Etats-Unis.
Je restai donc le seul client de cet hôtel de cent chambres.