Ma chambre était agréable, située comme toutes les autres sur le boulevard des Cent Martyrs de la Démocratie, au delà duquel la vue portait sur l’aéroport Monzano et, plus loin, le port de Bolivar. Le Casa Mona était construit comme une bibliothèque, avec un fond et des flancs opaques et des vitres bleu-vert par-devant. La sordide misère de la ville proprement dite se dissimulant de chaque côté et derrière, il était impossible de la voir de l’hôtel.
Ma chambre avait l’air conditionné. Il y faisait presque froid. Et venant de la chaleur écrasante du dehors, j’éternuai.
Il y avait des fleurs fraîches sur la table de nuit, mais le lit n’était pas encore fait. Il n’y avait même pas d’oreiller, rien qu’un matelas nu, un Beautyrest tout neuf. Pas de cintres dans la penderie non plus, ni de papier hygiénique dans les toilettes.
Je sortis donc dans le couloir à la recherche d’une femme de chambre qui pût m’équiper un peu plus complètement. Je ne vis rien, mais j’entendis de légers signes de vie. Une porte était ouverte tout au bout du couloir.
J’allai jusqu’à cette porte. Elle donnait sur un grand appartement dont le sol était recouvert de toiles de peintres. Quand j’apparus, les deux peintres n’étaient pas au travail. Ils étaient assis sur un rebord courant le long du mur vitré.
Pieds nus, les yeux fermés, ils se faisaient face.
Ils pressaient l’une contre l’autre la plante de leurs pieds nus.
Chacun d’eux se tenait par les chevilles, dans une rigide attitude triangulaire.
Je m’éclaircis la gorge.
Les deux peintres se laissèrent tomber au bas de l’appui, sur les toiles maculées de gouttes de peinture. Ils atterrirent sur les mains et les genoux et restèrent dans cette position, le derrière en l’air, le nez tout contre le sol. Ils s’attendaient à être tués.
— Excusez-moi, dis-je stupéfait.
— Ne nous dénoncez pas, supplia plaintivement l’un d’eux. S’il vous plaît, ne dites rien !
— Dire quoi ?
— Ce que vous avez vu.
— Mais je n’ai rien vu !
— Si vous nous dénoncez, dit-il, la joue contre le sol en levant vers moi un œil suppliant, nous mourrons sur le n’krowo !
— Écoutez, mes amis, dis-je, je suis arrivé trop tôt ou trop tard, mais je vous le répète, je n’ai rien vu qui vaille la peine d’être signalé. Relevez-vous, je vous en prie.
Les yeux toujours fixés sur moi, ils se redressèrent. Ils tremblaient et se faisaient tout petits. Enfin, je pus les convaincre que je ne répéterais jamais ce que j’avais vu.
Ce que j’avais vu, bien sûr, c’était le rituel bokononiste de bokomaru, ou fusion des consciences.
Nous autres, bokononistes, croyons qu’il est impossible de presser la plante de ses pieds contre celle d’une autre personne sans se mettre à aimer celle-ci, à condition que les pieds soient de part et d’autre propres et bien soignés.
Le texte qui est à l’origine de cette cérémonie des pieds est le Calypso suivant :
Peste noire
De retour dans ma chambre, j’y trouvai Philip Castle – mosaïste, historien, auto-indexeur, merdeur et hôtelier – en train de disposer un rouleau de papier hygiénique dans les toilettes.
— Merci beaucoup, dis-je.
— Il n’y a vraiment pas de quoi.
— C’est ce que j’appelle un hôtel réellement accueillant. Combien y-a-t-il de propriétaires d’hôtel qui se soucient aussi personnellement du confort de leurs clients ?
— Combien y a-t-il de propriétaires d’hôtel qui n’ont qu’un seul client ?
— Vous en avez eu trois pendant un moment.
— C’était le bon temps.
— Vous savez, je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais je n’arrive pas à comprendre comment un homme de vos goûts et de votre talent peut être attiré par l’hôtellerie.
Il fronça les sourcils, perplexe.
— Vous pensez que je ne sais pas suffisamment y faire avec les clients, n’est-ce pas ?
— J’ai connu des garçons qui faisaient l’école hôtelière à Cornell, et je ne puis m’empêcher de penser qu’ils auraient traité quelque peu différemment les Crosby.
Il hocha la tête d’un air embarrassé.
— Je sais. Je sais. (Il eut un geste impuissant des bras.) Je me demande vraiment pourquoi j’ai construit cet hôtel. Ça a à voir avec ma vie, j’imagine… une façon de s’occuper, d’éviter la solitude. (Il hocha la tête.) J’avais le choix entre me faire ermite et ouvrir un hôtel… il n’y avait rien entre les deux.
— N’avez-vous pas été élevé à l’hôpital de votre père ?
— Si. C’est là que nous avons grandi, Mona et moi.
— Et vous n’êtes pas tenté de faire de votre vie ce que votre père a fait de la sienne !
Castle jeune eut un petit sourire triste. Il éluda ma question.
— Mon père est bizarre, dit-il. Je crois que vous l’aimerez.
— Je le crois aussi. Les hommes aussi désintéressés que lui sont rares.
— Une fois, dit Castle, quand j’avais environ quinze ans, une mutinerie a éclaté non loin d’ici, à bord d’un bateau grec qui allait de Hong Kong à La Havane avec un chargement de meubles en osier. Les mutins se sont rendus maîtres du bateau, mais comme ils ne savaient pas naviguer, celui-ci s’est brisé sur des écueils près du château de « Papa » Monzano. Tout le monde a péri noyé, sauf les rats et les meubles. La mer a rejeté les rats et les meubles.
L’histoire semblait être finie, mais je ne pouvais en être certain.
— Alors ? fis-je.
— Alors, certains ont récolté du mobilier gratis et d’autres ont récolté la peste bubonique. À l’hôpital de mon père, nous avons eu quatorze cents morts en dix jours. Vous avez déjà vu quelqu’un mourir de la peste bubonique ?
— Je n’ai pas eu ce malheur.
— Les ganglions lymphatiques des aines et des aisselles deviennent comme des pamplemousses.
— Je vous crois volontiers.
— Après la mort, le corps devient noir – dans le cas de San Lorenzo, c’est porter de l’eau à la rivière. Au moment où la peste battait son plein, la Maison de l’espoir et de la pitié dans la jungle ressemblait à Auschwitz ou à Buchenwald. Nous avions des piles de cadavres si hautes et si larges qu’un bulldozer qui les poussait vers une fosse commune a calé ! Mon père a travaillé pendant des jours et des jours sans dormir – et non seulement sans dormir, mais sans sauver beaucoup de vies, d’ailleurs.
La sonnerie de mon téléphone interrompit le macabre récit de Castle.
— Mon Dieu ! s’exclama-t-il, je ne savais même pas que les téléphones étaient déjà branchés !
Je décrochai l’écouteur.
— Allô ?
C’était le général Franklin Hoenikker, qui semblait être essoufflé et mort de peur.
— Écoutez ! Il faut absolument que vous veniez tout de suite chez moi. Il faut que nous parlions ! Il s’agit peut-être d’une chose très importante dans votre vie !
— Vous ne pouvez pas m’en dire plus ?
— Pas au téléphone, pas au téléphone. Venez chez moi. Venez immédiatement, je vous en supplie !
— Entendu.
— Je ne vous raconte pas de blagues. C’est vraiment très important pour vous. Il s’agit peut-être de la chose la plus importante de toute votre vie. (Il raccrocha.)
— De quoi s’agit-il ? demanda Castle.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Frank Hoenikker veut me voir tout de suite.