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— Ça aide, les tuyaux fournis par la maison mère, dit Castle.

— Je ne trouve pas que ce soit très joli, se plaignit Angela. Je trouve que c’est laid, mais je ne connais rien en art moderne. Je souhaite parfois que Newt prenne des leçons, pour savoir une fois pour toutes si ce qu’il fait en vaut la peine.

— Autodidacte ? demanda Castle à Newt.

— Ne le sommes-nous pas tous ? s’enquit Newt.

— Excellente réponse.

Castle était devenu respectueux.

J’entrepris d’expliquer le sens profond du berceau du chat, puisque Newt ne semblait guère avoir envie de refaire son boniment.

Castle hocha la tête avec sagesse.

— Ce tableau nous dit donc que rien n’a de sens dans la vie. Je suis entièrement d’accord.

— Vraiment ? demandai-je. Il y a un instant, vous avez dit quelque chose à propos de Jésus.

— De qui ? fit Castle.

— De Jésus-Christ.

— Oh, lui ! dit Castle. (Il haussa les épaules.) Il faut bien dire quelque chose pour garder son clapet en état de marche, au cas où il y aurait jamais quelque chose à dire qui ait un sens.

— Ah, fis-je.

Je savais désormais que j’allais avoir du mal à écrire un article de vulgarisation sur lui. Il me faudrait centrer l’article sur ses bonnes œuvres et ne tenir aucun compte des choses sataniques qu’il pensait et disait.

— Je vous autorise à me citer, dit-il : l’homme est vil, l’homme ne fait rien qui en vaille la peine, ne sait rien qui en vaille la peine. (Il se pencha et secoua la petite main sale de Newt.) D’accord ?

Newt secoua la tête. Il semblait soupçonner fugitivement ce jugement d’être un peu exagéré.

— D’accord, dit-il.

Alors le saint alla d’un pas jusqu’à la peinture de Newt et l’enleva du chevalet. Il promena sur nous un regard rayonnant.

— Ordure – comme tout le reste.

Et il jeta le tableau loin de la terrasse. Portée par un courant ascendant, la toile prit de la hauteur, plafonna, revint comme un boomerang et entra de côté dans la chute d’eau.

Le petit Newt ne put rien dire.

Angela fut la première à rompre le silence.

— Tu as plein de peinture sur le visage, mon chéri. Va te laver.

Aspirine et boko-maru

— Dites-moi, docteur, demandai-je à Julian Castle, comment est « Papa » Monzano ?

— Comment le saurais-je ?

— Je pensais que, peut-être, vous l’aviez soigné.

— Nous ne nous parlons pas… (Castle sourit.) C’est-à-dire que c’est lui qui ne me parle pas. La dernière fois qu’il m’a parlé, il y a environ trois ans, c’était pour me dire que je ne devais qu’à ma nationalité américaine de ne pas faire connaissance avec le croc.

— Qu’avez-vous fait pour l’offenser ? Vous venez vous installer ici et vous fondez de vos propres deniers un hôpital pour soigner gratuitement son peuple…

— « Papa » n’aime pas le traitement d’ensemble que nous donnons à nos patients, particulièrement quand ils meurent. À la Maison de l’espoir et de la pitié dans la jungle, nous administrons les derniers rites de l’Église bokononiste à ceux qui le désirent.

— Comment sont ces rites ?

— Très simples. On commence par une litanie avec répons. Vous voulez faire les répons ?

— Si ça ne vous fait rien, je ne suis pas encore mourant.

Il me décocha un clin d’œil sinistre.

— Vous avez raison de vous méfier. Ceux qui suivent les derniers rites ont tendance à mourir aussitôt. Mais je crois que nous pourrions vous empêcher de faire le saut si nous ne nous touchions pas les pieds.

— Les pieds ?

Il m’exposa l’attitude bokononiste envers les pieds.

— Cela explique quelque chose que j’ai vu à l’hôtel.

Et je lui parlai des deux peintres que j’avais vus sur le rebord de la fenêtre.

— Ça marche, vous savez, dit-il. Ceux qui le font ont vraiment de meilleurs sentiments vis-à-vis d’autrui et du monde.

— Hum.

— Boko-maru.

— Je vous demande pardon ?

— C’est ainsi que s’appelle cette cérémonie des pieds, dit Castle. Ça marche. Je suis toujours reconnaissant quand quelque chose marche. Il n’y a pas tellement de choses qui marchent vraiment, vous savez.

— J’imagine, en effet.

— Je ne pourrais pas faire fonctionner mon hôpital si je n’avais pas l’aspirine et boko-maru.

— Je crois comprendre, dis-je, qu’en dépit des lois, qu’en dépit du n’krowo, il y a encore quelques bokononistes dans l’île…

Il éclata de rire.

— Vous n’avez pas encore compris ?

— Compris quoi ?

— À San Lorenzo, et malgré le n’krowo, tout le monde est bokononiste, avec ferveur.

Cercle d’acier

— Quand Bokonon et McCabe, il y a des années de cela, se sont emparés de ce misérable pays, ils en ont chassé les prêtres. Puis, Bokonon, cyniquement et par jeu, a inventé une nouvelle religion.

— Je sais, dis-je.

— Quand il est devenu évident qu’aucune réforme gouvernementale ou économique ne soulagerait la misère du peuple, la religion est apparue comme le seul espoir. La vérité était l’ennemie du peuple, car la vérité était effroyable, et Bokonon s’est donc attaché à fournir au peuple des mensonges toujours meilleurs.

— Comment en est-il venu à se faire déclarer hors la loi ?

— C’est lui qui en a eu l’idée. Il a demandé à McCabe de le décréter hors la loi, ainsi que sa religion, afin de donner plus de piment et de piquant à la vie religieuse du peuple. Il a d’ailleurs écrit un petit poème à ce sujet.

Castle me récita ce poème, qu’on ne trouve pas dans les Livres de Bokonon :

J’ai fait mes adieux au gouvernement Et j’ai donné mes raisons : Une bonne religion Doit être une trahison.

— C’est également Bokonon, dit Castle, qui a proposé le croc comme châtiment du bokononisme. Il en avait eu l’idée au musée de Madame Tussaud, dans la Chambre des horreurs. (Il me fit un clin d’œil vampirique.) Ça aussi, c’était pour pimenter l’affaire.

— A-t-on exécuté beaucoup de personnes de la sorte ?

— Pas au début, pas au début. Au début, on se contentait de faire croire au peuple qu’il y avait eu des exécutions. On faisait circuler des rumeurs, mais personne n’avait vraiment connu quelqu’un qui fût mort de cette façon. McCabe s’est donné du bon temps en accablant de menaces sanguinaires les bokononistes – c’est-à-dire tout le monde. Puis, Bokonon a pris le maquis. Confortablement installé dans la jungle, il passait ses journées à écrire, à prêcher et à manger les bonnes choses que lui apportaient ses disciples. McCabe réunissait les chômeurs – c’est-à-dire pratiquement tout le monde – et organisait de grandes chasses à l’homme pour trouver Bokonon. Tous les six mois environ, McCabe annonçait triomphalement que Bokonon était entouré d’un cercle d’acier qui se resserrait impitoyablement sur lui. Et puis tôt ou tard, les responsables de ce cercle impitoyable venaient au rapport : dépité, apoplectique, McCabe apprenait d’eux que Bokonon avait accompli l’impossible. Il s’était échappé, évaporé, il vivait, il prêchait encore. Miracle !

Pourquoi l’âme de McCabe devint vulgaire

— McCabe et Bokonon n’ont pas réussi à élever ce qu’on pense généralement être le standard c’est-à-dire le critère de la vie, dit Castle. La vérité, c’est que la vie demeurait toujours aussi courte, aussi brutale, aussi misérable.