« Mais le peuple ne ressentait pas le besoin de s’intéresser de près à l’affreuse réalité. Au fur et à mesure que croissait la légende vivante du cruel tyran dans la ville et du saint bienveillant dans la jungle, on voyait croître aussi le bonheur du peuple. Les habitants de l’île se trouvaient employés comme des acteurs à plein temps dans une pièce qu’ils comprenaient, que tout être humain, partout dans le monde, peut comprendre et applaudir. »
— Et la vie est devenue une œuvre d’art, m’émerveillai-je.
— Oui. Il n’y avait qu’un ennui.
— Oh ?
— Le drame était cruellement ressenti dans leur âme par ses deux vedettes, McCabe et Johnson. Jeunes gens, ils s’étaient beaucoup ressemblé : chacun d’eux était mi-ange, mi-forban. Or, voici que le drame exigeait que dépérisse le forban en Bokonon et l’ange en McCabe. Et McCabe comme Johnson payèrent de terribles souffrances le bonheur du peuple : McCabe connut les tourments du tyran, Bokonon ceux du saint. Pratiquement, tous deux devinrent fous. (Castle replia l’index de sa main gauche.) C’est alors qu’on a commencé à mourir pour de bon sur le n’krowo.
— Mais on n’a jamais capturé Bokonon ? demandai-je.
— McCabe n’a jamais été fou à ce point. Il n’a jamais sérieusement tenté de le capturer. C’aurait été facile.
— Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?
— McCabe a toujours été assez sensé pour se rendre compte que privé du saint homme contre qui il guerroyait, il perdrait toute signification lui-même. « Papa » Monzano le comprend très bien, lui aussi.
— Meurt-on encore sur le croc ?
— C’est inévitablement fatal.
— J’entends : est-ce que « Papa » fait vraiment exécuter des hommes de cette façon-là ?
— Il en fait exécuter un tous les deux ans – pour ne pas perdre la main, en quelque sorte. (Castle soupira, les yeux levés vers le ciel vespéral.) Ça tourne, ça tourne, ça tourne.
— Je vous demande pardon ?
— C’est ce que nous disons, nous autres bokononistes, quand nous avons le sentiment qu’il se passe beaucoup de choses mystérieuses, dit-il.
— Vous ? fis-je sidéré. Bokononistes aussi ?
Il me regarda droit dans les yeux.
— Vous aussi. Vous verrez.
La passoire à cataracte
Nous bûmes des cocktails sur la terrasse en encorbellement, Angela, Newt, Julian Castle et moi. Frank n’avait toujours pas donné signe de vie.
Je m’aperçus qu’Angela et Newt buvaient tous les deux très sec. Castle me confia que ses années de bringue lui avaient coûté un rein et qu’il était malheureusement forcé de s’en tenir, contre son gré, au gingerale.
Quand elle eut dégringolé quelques verres, Angela se plaignit de ce que le monde eût escroqué son père.
— Il a tant donné, et on lui a si peu donné en retour !
J’insistai pour qu’elle me donne des exemples de la mesquinerie du monde, et j’obtins des chiffres précis.
— Les forges et fonderies lui donnaient une prime de quarante-cinq dollars pour chaque brevet à l’origine duquel se trouvait une de ses recherches, dit-elle. Les autres chercheurs de la compagnie recevaient exactement la même prime. (Elle secoua lugubrement la tête.) Quarante-cinq dollars ! Pensez à ce que représentaient certains de ces brevets !
— Hum, fis-je. J’imagine qu’il avait aussi un traitement.
— Le plus qu’il ait jamais gagné, c’était vingt-huit mille dollars par an.
— Ce n’est pas trop mal, il me semble.
Elle prit très mal la chose.
— Savez-vous combien gagnent les vedettes de cinéma ?
— Beaucoup, certaines.
— Savez-vous que le Dr Breed gagnait dix mille dollars de plus que mon père par an ?
— C’était certainement injuste.
— J’en ai marre de l’injustice.
Elle était si nerveuse, sa voix devenait si aiguë que je changeai de sujet. Je demandai à Julian Castle ce qu’il pensait qu’était devenue la peinture qu’il avait envoyée dans la cataracte.
— Il y a un petit village en bas, me dit-il. Cinq ou six cabanes, je crois. Par parenthèse, c’est le village natal de « Papa » Monzano. La cataracte se termine là, dans un grand bassin en pierre.
« Les villageois ont tendu un filet métallique en travers d’une fissure de la cuvette par où l’eau se déverse dans une rivière. »
— Et vous pensez que le tableau de Newt est dans le filet à l’heure qu’il est ? demandai-je.
— Le pays est pauvre, je vous dis ça au cas où vous ne l’auriez pas remarqué. Rien ne reste bien longtemps dans le filet. J’ai tout lieu de penser que la peinture de Newt est en train de sécher au soleil en même temps que le mégot de mon cigare. Un bon mètre carré de toile imprégnée d’huile, les quatre éléments crénelés et biseautés du cadre, des punaises, n’oubliez pas le cigare. L’un dans l’autre, ce n’est pas une si mauvaise journée pour un type vraiment pauvre.
— C’est à hurler ! dit Angela. Quand je pense à ce que gagnent certains et au peu qu’on donnait à mon père – lui qui a tant donné !
Elle était au bord de la crise de larmes.
— Ne pleure pas, supplia doucement Newt.
— Il y a des moments où je ne peux pas m’en empêcher, dit-elle.
Newt se fit pressant :
— Va chercher ta clarinette, dit-il. Ça te soulage toujours.
Je crus d’abord qu’il s’agissait d’une suggestion tout à fait comique. Mais à en juger par la réaction d’Angela, je compris que la proposition était sérieuse et pratique.
— Quand je me mets dans cet état, nous dit-elle, à Castle et à moi, c’est souvent la seule chose qui me soulage.
Mais elle était trop timide pour aller chercher tout de suite sa clarinette. Nous dûmes la prier et insister, et elle dut boire deux autres verres.
— Elle est vraiment épatante, nous promit le petit Newt.
— Je meurs d’envie de vous entendre jouer, dit Castle.
— Bon, dit Angela en se levant d’une façon mal assurée. Bon, je vais m’exécuter.
Quand elle fut hors de portée de nos voix, Newt l’excusa.
— Elle vient de passer une période difficile. Elle a besoin de repos.
— Elle a été malade ? m’enquis-je.
— Son mari est très moche avec elle, dit Newt. (Il nous fit comprendre qu’il détestait le jeune et séduisant mari de sa sœur, Harrison C. Conners, le président arrivé de Fabri-Tek.) Il ne rentre presque jamais à la maison. Quand il rentre, il est ivre, et généralement barbouillé de rouge à lèvres.
— À l’entendre parler, dis-je, j’ai eu l’impression qu’ils faisaient un couple très heureux.
Le petit Newt avança les bras, mains à quinze centimètres l’une de l’autre, doigts tendus.
— Vous voyez le chat ? Vous voyez le berceau ?
Les noces d’Angela et d’un pianiste de boogie-woogie
Je n’avais aucune idée de ce qui allait sortir de la clarinette d’Angela. Personne n’aurait pu imaginer ce qui allait en sortir.
Je m’attendais à quelque chose de pathologique, mais certainement pas à une maladie d’une telle profondeur, d’une telle violence, d’une beauté presque intolérable.
Angela téta l’embouchure pour la chauffer, mais sans jouer aucune note préliminaire. Son regard devint vitreux, ses doigts osseux coururent distraitement sur les clés silencieuses de l’instrument.