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— Un Allemand ?

— Vaguement. Quatorze ans dans la S.S. Il a été médecin à Auschwitz pendant six ans.

— Et il fait pénitence à la Maison de l’espoir et de la pitié ?

— Oui, dit Castle, et il progresse à grands pas, en sauvant des vies à droite et à gauche.

— Tant mieux pour lui.

— Oui. S’il continue à cette cadence, en travaillant jour et nuit, il aura bientôt sauvé un nombre d’hommes égal à celui des hommes qu’il a laissé mourir – bientôt, en l’an 3010.

Voici donc un autre membre de mon karass : le Dr Schlichter von Kœnigswald.

Blackout

Trois heures après le dîner, Frank n’était toujours pas rentré. Julian Castle s’excusa : il retournait à la Maison de l’espoir et de la pitié dans la jungle.

Assis sur la terrasse, Angela, Newt et moi regardions en dessous de nous les lumières de Bolivar. Sur le toit de l’immeuble administratif de l’aéroport Monzano, une grande croix lumineuse mue par un moteur tournait sur elle-même, balayant de piété électrique toute la rose des vents.

Il y avait dans l’île d’autres endroits illuminés, au nord. Les montagnes nous empêchaient de les voir directement, mais nous distinguions dans le ciel leurs halos. Je demandai à Stanley, le majordome de Frank Hoenikker, d’identifier la source de ces aurores.

Il les montra du doigt, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. « Maison de l’espoir et de la pitié dans la jungle, palais de « Papa » et Fort Jésus. »

— Fort Jésus ?

— C’est le camp d’entraînement de nos soldats.

— Placé sous l’invocation de Jésus-Christ ?

— Oui. Pourquoi pas ?

À ce moment, nous vîmes au nord un autre halo lumineux qui grandissait rapidement. Avant que j’aie pu demander ce que c’était, je m’aperçus qu’il s’agissait de phares d’auto qui franchissaient une crête. Les phares venaient vers nous. Ils appartenaient à un convoi.

Le convoi se composait de cinq camions militaires de fabrication américaine. Des soldats se tenaient derrière des mitrailleuses pivotantes fixées sur le toit des cabines.

Le convoi fit halte dans l’allée, devant la maison de Frank. Les soldats mirent immédiatement pied à terre et commencèrent à creuser des trous d’hommes et des abris de mitrailleuses. Accompagné du majordome, j’allai demander à l’officier du détachement la raison de ces travaux.

— Nous avons reçu l’ordre de protéger le prochain président de San Lorenzo, dit l’officier en dialecte insulaire.

— Il n’est pas là, l’informai-je.

— Je ne veux pas le savoir. Mes ordres sont de creuser des abris ici. C’est tout ce que je sais.

J’allai porter la nouvelle à Angela et à Newt.

— Croyez-vous qu’il y ait vraiment du danger ? me demanda Angela.

— Je ne sais pas, je ne suis pas d’ici, dis-je.

À ce moment-là, il y eut une panne générale d’électricité. Toutes les lumières de San Lorenzo s’éteignirent.

Un tissu de mensonges

Les domestiques apportèrent des lanternes en nous disant que les pannes de courant étaient fréquentes à San Lorenzo, qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Toutefois, parce que Frank m’avait parlé de mon zah-mah-ki-bo, je n’arrivais pas à me rassurer complètement.

Frank m’avait donné l’impression que mon propre libre arbitre avait aussi peu son mot à dire que celui d’un petit cochon arrivant aux abattoirs de Chicago.

Je repensai à l’ange de pierre d’Ilium.

Dehors, les soldats s’affairaient ; j’écoutais les cliquetis, les halètements, les murmures de leur labeur.

J’étais incapable de me concentrer sur la conversation d’Angela et de Newt. Ils étaient pourtant lancés sur un sujet assez intéressant. Ils m’apprirent que leur père avait un frère jumeau absolument identique. Ils ne l’avaient jamais vu. Il s’appelait Rudolph. La dernière fois qu’ils avaient eu de ses nouvelles, il était fabricant de boîtes à musique à Zurich.

— Papa ne parlait presque jamais de lui, dit Angela.

— Papa ne parlait presque jamais de qui que ce soit, déclara le petit Newt.

Le savant avait aussi une sœur, me dirent-ils. Elle s’appelait Celia et se livrait à l’élevage de schnauzers géants à Shelter Island, dans l’État de New York.

— Elle envoie toujours une carte de vœux pour Noël, dit Angela.

— Avec la photo d’un schnauzer géant dessus, dit Newt.

— C’est drôle comme les gens sont différents dans les différentes familles, fit remarquer Angela.

— C’est très vrai et très bien dit, fis-je.

Je fis mes excuses à cette société scintillante et demandai à Stanley, le majordome, s’il y avait par hasard à la maison un exemplaire des Livres de Bokonon.

Stanley fit semblant de ne pas savoir de quoi je parlais. Puis il grommela que les Livres de Bokonon n’étaient que de la cochonnerie. Ensuite, il émit avec force l’idée que quiconque les lisait devrait périr par le croc. Enfin, il m’apporta un exemplaire qu’il avait pris sur la table de chevet de Frank.

C’était un lourd volume, à peu près de la taille d’un gros dictionnaire, écrit à la main. Je le trimbalai jusqu’à ma chambre, jusqu’à ma tranche de caoutchouc mousse posée à même le roc.

Comme le livre ne comportait pas d’index, ma recherche des implications du zah-mah-ki-bo se révéla difficile ; stérile même, ce soir-là.

J’appris différentes choses, mais qui ne me furent pas d’un grand secours. Je me familiarisai avec la cosmogonie bokononiste, par exemple, selon laquelle Borasisi, le soleil, étreignit Pabu, la lune, dans l’espoir qu’elle lui donnerait un enfant ardent.

Mais la pauvre Pabu donna naissance à des enfants qui étaient froids, qui ne brûlaient pas. Et Borasisi, dégoûté, les rejeta. Ce sont les planètes, qui tournent à distance respectueuse de leur terrible père.

Puis, la pauvre Pabu elle-même fut répudiée, et elle alla vivre avec son enfant préféré, la Terre. La Terre était la favorite de Pabu parce qu’elle portait des hommes ; et les hommes levèrent les yeux vers Pabu, l’aimèrent et furent ses amis.

Et quelle opinion Bokonon avait-il de sa propre cosmogonie ?

— Foma ! Mensonges ! écrit-il. Un tissu de foma !

Deux petits thermos

Il m’est difficile de croire que j’aie pu m’endormir, mais c’est bien ce qui dut se passer. Autrement, comment aurais-je pu être réveillé en sursaut par une série de détonations et un flot de lumière ?

À la première détonation, je me jetai à bas du lit et me ruai vers le centre de la maison avec la stupidité extatique d’un pompier volontaire.

Je m’aperçus que je me précipitais tête baissée contre Angela et Newt, qui fuyaient eux aussi leurs chambres à coucher.

Nous nous arrêtâmes net, tout penauds, et nous mîmes à analyser les bruits qui nous entouraient. Nous les identifiâmes comme provenant d’une radio, d’une machine à laver la vaisselle et d’une pompe – autant d’appareils que le retour du courant avait remis en marche.

Nous fûmes bientôt tous les trois assez réveillés pour nous apercevoir qu’il y avait un certain humour dans notre situation, que nous avions réagi humainement d’une façon assez amusante à la menace d’un danger qui nous avait semblé mortel et qui ne l’était pas. Et afin de démontrer que j’étais redevenu maître de mon destin illusoire, j’allai fermer la radio. Nous eûmes tous un petit rire.