— Très bien. Ainsi, si je me fais descendre par-devant, vous y passerez aussi.
— Descendre ?
— Tuer ! Assassiner ! Frank était mystifié.
— Pourquoi est-ce que quelqu’un vous assassinerait ?
— Pour devenir président, tiens ! Frank secoua la tête.
— Personne ne veut devenir président à San Lorenzo, me promit-il. C’est contre leur religion.
— Est-ce que c’est contre votre religion, à vous ? Je croyais que c’était vous qui deviez être le prochain président.
— Je… commença-t-il.
Il avait du mal à continuer. Il avait l’air hagard.
— Je quoi ? demandai-je.
Il se tourna ver le pan d’eau de la cataracte qui fermait la grotte comme un rideau.
— Être mûr, tel que je l’entends, dit-il, c’est être conscient de ses limites.
Il n’était pas très loin de Bokonon dans sa définition de la maturité.
— La maturité, nous dit Bokonon, est un amer désappointement contre lequel il n’existe pas de remède, à moins de considérer que le rire peut remédier à quoi que ce soit. Je connais mes limites, continua Frank. Ce sont les mêmes qu’avait mon père.
— Oh ?
— J’ai beaucoup de bonnes idées, tout comme mon père, dit Frank en s’adressant à moi et à la cataracte, mais il était mal à l’aise en public. Moi aussi.
Duffle
— Vous acceptez ? demanda anxieusement Frank.
— Non.
— Connaissez-vous quelqu’un qui serait susceptible d’accepter ce poste ?
Frank donnait une illustration classique de ce que Bokonon appelle le duffle. Le duffle au sens bokononiste, c’est le destin de milliers et de milliers de personnes lorsqu’elles sont placées entre les mains d’un stuppa. Un stuppa est un enfant perdu dans le brouillard.
Je ris.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? s’enquit Frank.
— Ne faites pas attention, le priai-je. Je suis un pervers notoire en ce qui concerne le rire.
— C’est de moi que vous riez ?
Je secouai la tête.
— Non.
— Parole d’honneur ?
— Parole d’honneur.
— On se moquait toujours de moi autrefois.
— Vous avez dû l’imaginer.
— On me criait des sottises. Je n’ai pas imaginé ça.
— Les gens sont souvent méchants sans le vouloir, émis-je.
Mais je n’en aurais pas donné ma parole d’honneur.
— Savez-vous ce que me criaient mes camarades ?
— Non.
— Ils me criaient : « Hé, X-9, où vas-tu ? »
— Ce n’est pas trop méchant, il me semble.
— C’est ainsi qu’ils m’appelaient, dit Frank plongé dans ses souvenirs, l’air boudeur. L’agent secret X-9.
Je ne lui dis pas que je le savais déjà.
— Où vas-tu comme ça, X-9 ? répéta Frank.
J’essayai de me représenter ses tourmenteurs et d’imaginer où les coups d’aiguillon du destin avaient fini par les pousser. À coup sûr, les petits malins qui s’étaient moqués de Frank étaient confortablement installés dans des situations sinistres, aux Forges et Fonderies, à l’Électricité d’Ilium ou à la Compagnie du téléphone…
Et voici que j’avais devant moi l’agent secret X-9 devenu général de brigade, un général qui voulait me faire roi… dans une grotte fermée par une cataracte tropicale.
— Ils auraient été rudement surpris si je m’étais arrêté pour leur dire où j’allais.
— Vous voulez dire qu’une sorte de prémonition vous chuchotait que vous finiriez ici ?
C’était une question bokononiste.
— J’allais au Jack’s Model Shop, dit-il en passant inconsciemment du sublime au terre à terre.
— Oh !
— Ils savaient tous que c’était là que j’allais, mais ils ignoraient ce qui s’y passait en réalité. Ils auraient été bien surpris s’ils l’avaient su – surtout les filles. Elles croyaient que je ne savais rien des filles.
— Et que se passait-il en réalité ?
— Je tringlais tous les jours la femme de Jack. C’est pour ça que je m’endormais tout le temps au lycée. C’est pour ça que je n’ai jamais réalisé toutes mes possibilités.
Il chassa de lui ce souvenir sordide.
— Allons, soyez président de San Lorenzo ! Avec votre personnalité, vous ferez un excellent président. J’insiste.
Le seul attrape-couillon
Et l’heure nocturne, et la grotte, et la cataracte – et l’ange de pierre d’Ilium…
Et 250 000 cigarettes et 3 000 litres de tord-boyaux, et deux épouses et pas de femme…
Et nulle part un amour qui m’attendait…
Et la vie apathique d’un écrivassier aux doigts tachés d’encre…
Et pabu, la lune, et borasisi, le soleil, et leurs enfants…
Tout conspirait à former un vin-dit cosmique, une puissante poussée vers le bokononisme, vers la certitude que Dieu réglait ma vie et qu’il avait décidé pour moi d’une tâche à accomplir.
Intérieurement, je saroonai, c’est-à-dire que j’acquiesçai à ce qui me paraissait être une exigence de mon vin-dit.
Intérieurement, j’acceptai de devenir le nouveau président de San Lorenzo.
Extérieurement, j’étais toujours sur mes gardes, plein de suspicion.
— Il doit y avoir un attrape-couillon, dis-je pour chercher un faux-fuyant.
— Non, il n’y en a pas.
— Il y aura des élections ?
— Il n’y en a jamais eu. On annoncera tout simplement qui est le nouveau président.
— Et personne n’élèvera d’objections ?
— Les gens d’ici ne font jamais d’objections. Ça ne les intéresse pas. Ils s’en fichent.
— Enfin, il doit bien y avoir un attrape-couillon !
— En un sens, il y en a un, admit Frank.
— Ah ! Je le savais ! (Je commençai à me retirer de mon vin-dit.) Quel est-il ?
— À vrai dire, ce n’est pas vraiment un attrape-couillon, parce que vous n’êtes pas forcé de le faire si vous n’y tenez pas. Mais ce serait une bonne idée, pourtant.
— Voyons donc cette grande idée !
— Eh bien, si vous devez être président, je crois vraiment que vous devriez épouser Mona. Mais rien ne vous y oblige si vous n’y tenez pas. Vous êtes le maître.
— Elle m’accepterait ?
— Si elle était prête à m’accepter, elle vous acceptera. Vous n’avez qu’à le lui demander.
— Mais pourquoi dirait-elle oui ?
— Il est prédit dans les Livres de Bokonon qu’elle épousera le prochain président de San Lorenzo, dit Frank.
Mona
Frank amena Mona dans la grotte paternelle et nous laissa seuls.
Au début, la conversation fut hésitante. J’étais intimidé.
Sa robe était diaphane. Sa robe était d’azur. C’était une longue robe toute simple, légèrement prise à la taille par un fil arachnéen. Tout le reste était mis en forme par Mona elle-même. Ses seins étaient comme des grenades ou tout ce que vous voudrez, mais surtout comme des seins de jeune femme.
Ses pieds étaient presque nus. Les ongles en étaient délicatement soignés. Ses légères sandales étaient d’or.
— Comment… comment allez-vous ? demandai-je.
Mon cœur battait la chamade. Le sang bouillait dans mes oreilles.
— Il n’est pas possible de faire une erreur, m’assura-t-elle.