Mona resta chez Frank. Je l’embrassai pieusement et elle s’endormit d’un sommeil sacré.
Nous nous enfonçâmes dans les montagnes, Frank et moi, parmi les bouquets de caféiers sauvages. À notre droite, le soleil se levait, flamboyant.
C’est au lever du soleil que s’imposa à moi la majesté cétacée de la plus haute montagne de l’île, le mont McCabe. C’était une effrayante bosse, une baleine bleue couronnée d’un culot volcanique. À l’échelle de la baleine, le culot eût pu être le moignon d’un harpon brisé, et il avait l’air tellement étranger au reste de la montagne que je demandai à Frank s’il n’avait pas été construit de main d’homme.
Frank m’assura que c’était une formation naturelle. Qui plus est, personne à sa connaissance n’avait jamais fait l’ascension du mont McCabe.
— Il n’a pourtant pas l’air très difficile à escalader, dis-je.
À l’exception du culot du cratère, la montagne ne présentait pas de pentes plus rébarbatives qu’un escalier de palais de justice. Et, du moins à distance, le culot lui-même semblait être commodément bordé de rampes et de saillies.
— Il est sacré ou quoi ? demandai-je.
— Il l’a peut-être été autrefois. Mais pas depuis Bokonon.
— Pourquoi est-ce que personne ne l’a escaladé, alors ?
— Personne n’en a encore éprouvé l’envie.
— Je le ferai peut-être.
— Ne vous gênez pas. Personne ne vous en empêche.
Nous roulâmes en silence.
— Qu’est-ce qui est vraiment sacré pour les bokononistes ? demandai-je enfin.
— Pour autant que je puisse dire, pas même Dieu.
— Rien ?
— Si, une seule chose. J’essayai de deviner.
— L’océan ? Le soleil ?
— L’homme, dit Frank, l’homme.
C’est tout. Rien que l’homme.
Je vois le croc
Nous arrivâmes enfin au château.
Un château ramassé, noir et cruel.
D’antiques canons traînaient encore sur les remparts. Des plantes grimpantes et des nids obstruaient les créneaux, les meurtrières et les mâchicoulis.
Au nord, le parapet s’élevait de plain-pied sur l’escarpement d’un monstrueux précipice surplombant de deux cents mètres la mer tiède.
Cet édifice soulevait la même question que tous les entassements de pierre analogues : comment des hommes chétifs et souffreteux avaient-ils pu déplacer des pierres aussi grosses ? Et comme tous les entassements de pierre, celui-ci répondait de lui-même à la question. Seule une terreur aveugle avait pu déplacer d’aussi grosses pierres.
Le château avait été construit pour répondre au vœu de Tum-bumwa, le fou, l’esclave évadé qui avait été empereur de San Lorenzo. On disait que Tum-bumwa en avait trouvé le modèle dans un livre d’images pour enfants.
Un livre d’images sanguinaires, sans aucun doute.
Juste avant la porte, les ornières de la route nous firent passer sous un arc rustique fait de deux poteaux téléphoniques enjambés par une poutre.
Un énorme croc en fer pendait de la poutre, sa pointe empalant une pancarte.
« Ce croc, lisait-on sur celle-ci, est réservé à Bokonon lui-même. »
Je me retournai pour regarder de nouveau le croc, et la vue de cette chose de fer acéré me fit comprendre que j’allais vraiment régner. J’allais faire abattre ce gibet !
Et je me promis d’être un souverain ferme, juste et bon, et que mon peuple prospérerait.
Fée Morgane !
Mirage !
Une sonnette, un livre et un poulet dans un carton à chapeau
Nous ne pûmes, Frank et moi, voir « Papa » tout de suite. Le médecin de service, le Dr Schlichter von Kœnigswald, marmonna qu’il nous faudrait attendre environ une demi-heure.
Nous attendîmes donc dans l’antichambre des appartements de « Papa », une pièce sans fenêtres, de dix mètres carrés, meublée de quelques bancs grossiers et d’une table à jouer sur laquelle ronronnait un ventilateur. Les murs étaient de pierre, sans tableaux, sans décoration d’aucune sorte.
Des anneaux de fer étaient toutefois fixés dans le mur, à une hauteur de deux mètres et séparés par un mètre cinquante. Je demandai à Frank si cette pièce avait jamais été une salle de torture.
— Oui, dit-il.
Et la dalle ronde sur laquelle je me tenais était le couvercle d’une oubliette.
Il y avait avec nous dans l’antichambre un garde apathique ainsi qu’un ministre du culte chrétien qui se tenait prêt à veiller en temps voulu aux besoins spirituels de « Papa ». À côté de celui-ci, sur le banc, se trouvaient une sonnette de salle à manger en cuivre, un carton à chapeau percé de trous, une Bible et un couteau de boucher.
Le ministre me dit que le carton à chapeau contenait un poulet vivant. Le poulet ne bougeait pas, dit-il, parce qu’il lui avait administré un tranquillisant.
Comme tous les San-Lorenziens âgés de plus de vingt-cinq ans, il en paraissait au moins soixante. Il m’apprit qu’il était le docteur Vox Humana et qu’il avait reçu ce nom en souvenir d’un jeu d’orgue qui avait blessé sa mère lors du dynamitage de la cathédrale de San Lorenzo en 1923. Son père, m’annonça-t-il sans honte, était inconnu.
Je lui demandai quelle secte particulière il représentait, et je ne lui cachai pas que, dans les limites de mon intelligence du christianisme, le poulet et le couteau de boucher étaient à mes yeux des attributs tout à fait nouveaux.
— La sonnette, ajoutai-je, je peux concevoir qu’elle ait sa place dans le nécessaire.
Il se révéla intelligent. Son diplôme de docteur en théologie, qu’il m’invita à examiner, lui avait été conféré par la Western Hemisphere University of the Bible, de Little Rock (Arkansas). Il avait pris contact avec l’université grâce à une publicité parue dans Mécanique Populaire. Il me dit qu’il avait fait sienne la devise de cette université, ce qui expliquait le poulet et le couteau de boucher. La devise de l’université était :
FAITES VIVRE LA RELIGION !
Étant donné que le catholicisme comme le protestantisme avaient été mis hors la loi en même temps que le bokononisme, me dit-il, il avait dû tâter le terrain avec prudence.
— De telle sorte que si je veux être chrétien dans ces conditions, il faut que j’invente beaucoup.
— N’dételsott, dit-il en dialecte,kessi j vé-ett n’kéléta danzek oudiciou, liffokjé vatt n’boko.
À ce moment, le Dr Schlichter von Koenigswald sortit des appartements de « papa », l’air très allemand, très fatigué.
— Vous pouvez voir « Papa », dit-il.
— Nous veillerons à ne pas le fatiguer, promit Frank.
— Si vous pouviez le tuer, fit von Kœnigswald, je crois qu’il vous en serait reconnaissant.
Sale chrétien
Le lit qui abritait « papa » Monzano et son impitoyable maladie était un youyou d’or : tout était doré, y compris la barre, l’amarre, les tolets, tout, C’était le canot de sauvetage de l’ancien schooner de Bokonon, le Lady’s Slipper ; le canot du bateau qui, si longtemps auparavant, avait mené Bokonon et le caporal McCabe jusqu’à San Lorenzo.
Les murs de la chambre étaient blancs, mais « Papa » irradiait une douleur si brûlante et si vive qu’ils semblaient baigner dans une furie de rouge.