Le dictateur était torse nu. Son ventre noué et luisant frissonnait comme une voile sous le vent.
Il portait autour du cou, suspendu à une chaîne, un pendentif cylindrique de la taille d’une cartouche de fusil de guerre. Je crus que ce pendentif contenait quelque amulette magique. Je me trompais. Il abritait un éclat de glace-9.
« Papa » pouvait à peine parler. Il claquait des dents et n’avait plus aucun contrôle de sa respiration.
Sa tête torturée par la douleur était à la proue du youyou, rejetée en arrière.
Près du lit se trouvait le xylophone de Mona. Elle avait dû essayer d’apaiser « Papa » avec de la musique, la veille.
— Papa ? chuchota Frank.
— Adieu, haleta « Papa ».
Ses yeux exorbités ne voyaient pas.
— J’ai amené un ami.
— Adieu.
— C’est lui qui sera le prochain président de San Lorenzo. Il fera un bien meilleur président que moi.
— La glace ! geignit « Papa ».
— Il réclame de la glace, dit von Kœnigswald, et quand on lui en apporte, il n’en veut plus.
« Papa » roula les yeux. Il détendit son cou, soulagea le sommet de son crâne, qui avait porté le poids de son corps, puis arqua le cou de nouveau.
— Peu importe, fit-il, qui est président de…
Il ne termina pas sa phrase. Je finis pour lui.
— San Lorenzo ?
— San Lorenzo ! acquiesça-t-il. (Il voulut sourire et réussit à faire un rictus.) Bonne chance ! croassa-t-il.
— Merci, monsieur, dis-je.
— Peu importe ! Bokonon. Emparez-vous de Bokonon.
Je m’efforçai à une réponse habile. Je me souvenais que, pour la joie du peuple, Bokonon devait être toujours pourchassé et jamais attrapé.
— Je m’en emparerai.
— Dites-lui…
Je me penchai pour entendre le message de « Papa » à Bokonon.
— Dites-lui que je regrette de ne pas l’avoir tué, dit « Papa ».
— C’est promis.
— Tuez-le, vous.
— À vos ordres !
« Papa » assura suffisamment sa voix pour lui donner un ton de commandement.
— Je le veux !
Je ne répondis pas. Je n’avais pas tellement envie de tuer quelqu’un.
— Il enseigne au peuple mensonges sur mensonges. Tuez-le et enseignez la vérité au peuple.
— À vos ordres !
— Vous et Hoenikker, enseignez-lui la science.
— Nous vous le promettons, monsieur, dis-je.
— La science est une magie qui réussit.
Il se tut, se calma, ferma les yeux. Puis il murmura :
— Les derniers rites.
Von Kœnigswald fit entrer le Dr Vox Humana. Le Dr Humana sortit du carton à chapeau son poulet tranquillisé et se prépara à administrer les derniers sacrements chrétiens à la façon dont il l’entendait. « Papa » ouvrit un œil.
— Pas toi, ricana-t-il à l’intention du Dr Humana. Fous le camp !
— Pardon ? fit le Dr Humana.
— J’appartiens à la foi bokononiste, siffla « Papa ». Fous le camp, sale chrétien !
Les derniers rites
J’eus donc le privilège d’assister aux derniers rites de la foi bokononiste.
Nous fîmes un effort pour trouver parmi les soldats et le personnel du château quelqu’un qui voulût bien admettre qu’il connaissait les derniers rites et qui consentît à les administrer à « Papa ». Aucun volontaire ne se présenta, ce qui n’était guère surprenant, considérant que nous étions fort près d’un croc et d’une oubliette.
Le Dr von Kœnigswald se proposa alors. Il voulait bien essayer. Il n’avait jamais administré les rites auparavant, mais il avait vu Julian Castle le faire des centaines de fois.
— Vous êtes bokononiste ! lui demandai-je.
— Il n’y a qu’une seule idée bokononiste avec laquelle je sois d’accord, dit-il. Je conviens que toutes les religions, y compris le bokononisme, ne sont que mensonges.
— Cela ne vous gêne pas, en tant que scientifique, de vous livrer à un rituel semblable ?
— Je suis un très mauvais scientifique, dit-il. Je ferais n’importe quoi pour soulager un être humain, même si ça n’est pas scientifique. Aucun scientifique digne de ce nom ne peut en dire autant.
Et il rejoignit « Papa » dans la barque en or. Il s’assit à l’arrière, et l’exiguïté des lieux l’obligea à passer la barre d’or sous un de ses bras.
Il ne portait pas de chaussettes, seulement des sandales qu’il ôta. Puis il remonta les couvertures à l’endroit du pied du lit, exposant les pieds nus de « Papa ». Il appuya la plante de ses pieds contre les pieds de « Papa » et prit la position classique de boko-maru.
N’Diou akral abou
— Tieu kréa la poue, psalmodia le Dr von Kœnigswald.
— N’Diou akral abou, reprit « Papa » Monzano.
« Dieu créa la boue », dirent-ils en vérité chacun dans son dialecte.
J’abandonnerai ici les dialectes de cette litanie.
— Dieu éprouva sa solitude, dit von Kœnigswald.
— Dieu éprouva sa solitude.
— Alors Dieu s’adressa à une partie de la boue : « Lève-toi ! »
— Alors Dieu s’adressa à une partie de la boue : « Lève-toi ! »
— Vois tout ce que j’ai créé, dit Dieu, les montagnes, la mer, le ciel, les étoiles.
— « Vois tout ce que j’ai créé, dit Dieu, les montagnes, la mer, le ciel, les étoiles. »
— Et moi, j’étais une partie de cette boue qui s’est levée et a regardé autour d’elle.
— Et moi, j’étais une partie de cette boue qui s’est levée et a regardé autour d’elle.
— Ô bonheur d’être de la boue debout !
— Ô bonheur d’être de la boue debout !
Les larmes ruisselaient sur les joues de « Papa ».
— Et moi, boue, je me suis levé et j’ai vu quel bon travail avait fait Dieu.
— Et moi, boue, je me suis levé et j’ai vu quel bon travail avait fait Dieu.
— Bravo, Dieu !
— Bravo, Dieu !
— Toi seul pouvais le faire, Dieu ! Moi, j’en aurais certes été incapable.
— Toi seul pouvais le faire, Dieu ! Moi, j’en aurais certes été incapable.
— Je me sens bien peu de chose, comparé à toi.
— Je me sens bien peu de chose, comparé à toi.
— Tout ce qui peut me donner le moindre sentiment d’importance, c’est de penser à toute la boue qui ne s’est pas levée et qui n’a pas regardé autour d’elle.
— Tout ce qui peut me donner le moindre sentiment d’importance, c’est de penser à toute la boue qui ne s’est pas levée et qui n’a pas regardé autour d’elle.
— J’ai tant reçu, et la boue si peu !
— J’ai tant reçu, et la boue si peu !
— Krâce te zoit rentue ! s’écria von Kœnigswald.
— Gla t’swa nlandou ! asthmatisa « Papa ».
En fait, ils avaient dit : « Grâce te soit rendue ! »
— Et voici que la boue se recouche et s’endort.
— Et voici que la boue se recouche et s’endort.
— Que de souvenirs quand on est boue !
— Que de souvenirs quand on est boue !
— Avoir connu toute cette boue debout !
— Avoir connu toute cette boue debout !
— J’ai aimé tout ce que j’ai vu !
— J’ai aimé tout ce que j’ai vu !
— Bonne nuit.
— Bonne nuit.
— Je vais aller au ciel.
— Je vais aller au ciel.