— Je suis impatient…
— Je suis impatient…
— De m’assurer de ce qu’était mon wampeter…
— De m’assurer de ce qu’était mon wampeter…
— Et de qui composait mon karass…
— Et de qui composait mon karass…
— Et de tout le bien que notre karass a fait pour toi.
— Et de tout le bien que notre karass a fait pour toi.
— Amen.
— Amen.
Frank au fond de l’oubliette
Mais « Papa » ne mourut pas, il ne monta pas au ciel – du moins, pas tout de suite.
Je demandai à Frank quel serait le meilleur moment pour annoncer mon élévation à la présidence. Il ne me fut d’aucun secours, ne me proposa aucune idée et me laissa me débrouiller seul.
— Je croyais que vous deviez être derrière moi, me plaignis-je.
— Seulement en ce qui concerne les questions techniques.
Frank avait parlé sur un ton très collet monté. Je ne devais pas violer son intégrité en tant que technicien, ni le faire outrepasser les limites de ses attributions.
— Très bien, fis-je.
— Je souscris d’avance à vos méthodes de contacts humains. C’est là votre responsabilité.
Cette abrupte abdication de toutes les affaires humaines me choqua et m’irrita. Je m’efforçai à un ton satirique :
— Cela vous ennuierait-il de me dire ce qui, sur le plan purement technique, est prévu pour ce jour de liesse ?
J’obtins une réponse purement technique.
— La réparation de la centrale électrique et la mise sur pied d’une démonstration de nos forces aériennes.
— Excellent ! Ainsi, un des premiers triomphes de ma présidence consistera à redonner l’électricité au peuple.
Frank ne vit rien de drôle là-dedans. Il me fit un salut militaire.
— J’essaierai, monsieur le Président. Je ferai de mon mieux, monsieur le Président. Mais je ne peux pas vous dire à coup sûr dans combien de temps l’éclairage reviendra.
— C’est pourtant ce que je veux : un règne éclairé.
— Je ferai tout mon possible, monsieur le Président, dit Frank en saluant de nouveau.
— Et la démonstration aérienne ? De quoi s’agit-il ?
J’eus droit à une autre réponse raide et obtuse.
— À 1 heure de l’après-midi, aujourd’hui, six avions des forces aériennes San-lorenziennes survoleront le palais et tireront sur des cibles disposées en mer. Cela fait partie de la célébration du Jour des Cent Martyrs de la Démocratie. Il est également prévu que l’ambassadeur des États-Unis jettera une couronne à la mer.
Je décidai donc, à titre de suggestion, que Frank annoncerait mon apothéose juste après l’immersion de la couronne et le spectacle aérien.
— Qu’en pensez-vous ? lui demandai-je.
— C’est vous qui commandez, monsieur, dit-il.
— Je crois qu’il faudrait que je prépare une allocution. Et il devrait y avoir une sorte de prestation de serment pour donner à l’affaire un côté digne et officiel.
— C’est vous qui commandez, monsieur.
Chaque fois que Frank disait ces mots, ils semblaient venir de très loin, comme s’il descendait les échelons d’un puits profond tandis que j’étais obligé de demeurer à la margelle.
Et je compris soudain avec un vif dépit qu’en acceptant de devenir celui qui donne les ordres, j’avais permis à Frank de faire ce qu’il souhaitait par-dessus tout, ce que son père avait fait avant lui : recevoir honneurs et faveurs tout en éludant les responsabilités humaines. Cet idéal, il l’accomplissait en se jetant au fond d’une oubliette spirituelle.
À l’instar de mes prédécesseurs, je décrète Bokonon hors la loi
J’écrivis mon allocution dans une pièce simple et dénudée située au bas d’une tour. Elle ne contenait rien d’autre qu’une table et une chaise. Et mon allocution, une fois écrite, était simple, dépouillée et ne contenait pas grand-chose non plus.
C’était un discours où perçaient l’espoir et l’humilité.
J’avais trouvé impossible de ne pas m’appuyer sur Dieu. N’ayant jamais eu besoin d’un tel soutien auparavant, je n’avais jamais songé qu’il existait.
Désormais, je m’apercevais qu’il me fallait croire en lui, ce que je fis.
En outre, j’allais avoir besoin du soutien de certaines personnes. M’étant fait communiquer la liste des invités aux cérémonies, je vis qu’on n’avait pas convié Julian Castle ni son fils. J’envoyai sur-le-champ des estafettes les inviter. Ils en connaissaient plus sur mon peuple que personne d’autre, à l’exception de Bokonon.
Quant à Bokonon :
J’envisageai de lui demander de participer à mon gouvernement, offrant ainsi une sorte de jubilé à mon peuple. Et je songeai à donner l’ordre qu’on déboulonne tout de suite, dans la liesse générale, le sinistre croc qui pendait devant le palais.
Puis je compris qu’un jubilé devrait offrir au peuple quelque chose de plus que le retour au pouvoir d’un saint, et qu’il faudrait donner à tous des monceaux de bonnes choses à manger, des logements décents, de bonnes écoles, une bonne santé, une meilleure vie et du travail pour ceux qui en voudraient – toutes choses que Bokonon et moi étions bien incapables de leur procurer.
Le bien et le mal devaient donc demeurer séparés : le bien dans la jungle et le mal au palais. Si modeste qu’elle fût, c’était là la seule distraction que nous puissions offrir au peuple.
On frappa à la porte. Un serviteur m’annonça que les invités commençaient à arriver.
J’empochai mon allocution et montai l’escalier en colimaçon de ma tour. Je débouchai sur les remparts les plus élevés de mon château et je posai mon regard sur mes invités, mes serviteurs, mon escarpement et ma mer tiède.
Les ennemis de la liberté
Lorsque je me rappelle tous les invités qui avaient envahi les remparts supérieurs, je songe au cent dix-neuvième Calypso, dans lequel Bokonon nous invite à chanter avec lui :
Il y avait là l’ambassadeur Horlick Minton et sa femme ; H. Lowe Crosby, le fabricant de bicyclettes, et sa Hazel ; le philanthrope Julian Castle et son fils, auteur et aubergiste ; Newton Hoenikker, le petit peintre, et sa sœur musicienne, Mme Harrison C. Conners ; ma divine Mona ; le général de brigade Franklin Hoenikker et un assortiment d’une vingtaine de bureaucrates et de militaires de San Lorenzo.
Morts – presque tous morts désormais.
Ainsi que nous l’enseigne Bokonon, « On ne se trompe jamais en disant au revoir ».
On avait dressé sur les remparts un buffet qui croulait sous les spécialités gastronomiques locales : fauvettes rôties enveloppées de petits manteaux faits de leurs plumes bleu-vert ; crabes de terre sortis de leur coquille, hachés menu, frits à l’huile de coco et remis dans leur coquille ; barracudas nains farcis à la pâte de banane ; et, posées sur des gaufrettes de farine de maïs non levées et non assaisonnées, des bouchées cubiques d’albatros bouilli.
J’appris que l’albatros avait été abattu de l’échauguette même où se trouvait le buffet.
Des deux sortes de boissons proposées, aucune n’était glacée. Il y avait du Pepsi-Cola et du rhum indigène. Le Pepsi-Cola était servi dans des verres à bière en plastique, le rhum dans des noix de coco évidées. Je ne parvins pas à identifier le bouquet douceâtre du rhum, qui me rappelait pourtant quelque chose de ma tendre adolescence.