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Frank vint à mon secours.

— Acétone, dit-il.

— Acétone ?

— C’est ce dont on se sert pour les colles de modèles réduits.

Je ne bus pas le rhum.

L’ambassadeur Minton se dépensait en ronds de jambes diplomatiques et gourmands, faisant mine d’aimer tous les hommes et toutes les boissons qui les gardent en vie. Mais je ne le vis pas boire. Il tenait d’ailleurs à la main un bagage d’une curieuse forme que je n’avais encore jamais vue. On aurait dit un étui à cor d’harmonie. En fait, l’étui contenait la couronne commémorative que Minton devait jeter à la mer.

La seule personne à boire du rhum était H. Lowe Crosby, qui n’avait manifestement pas l’odorat très développé. Il avait l’air de bien s’amuser et buvait de l’acétone dans une noix de coco, assis sur un canon dont il obstruait le trou de mise à feu avec son gros derrière. Armé d’énormes jumelles japonaises, tourné vers la mer, il regardait sautiller les cibles montées au large sur des flotteurs.

Les cibles étaient en carton et représentaient des silhouettes d’hommes.

Elles étaient destinées à être mitraillées et bombardées au cours de la démonstration de force des six appareils de l’aviation San-lorenzienne.

Chacune d’elles était la caricature d’un homme réel, dont le nom avait été peint de chaque côté.

Je demandai qui était le caricaturiste. J’appris que c’était le Dr Vox Humana, le ministre du culte chrétien. Il se trouvait juste à côté de moi.

— J’ignorais que vous aviez ce talent, lui dis-je.

— Oh oui ! J’ai eu beaucoup de mal à décider ce que j’allais faire, quand j’étais jeune homme.

— Je crois que vous avez fait le bon choix.

— J’ai demandé au Ciel de me conseiller.

— Et ça a marché, vous voyez !

H. Lowe Crosby tendit ses jumelles à sa femme.

— Le plus près, c’est ce vieux Joe Staline, et ce vieux Fidel Castro est ancré juste à côté.

— Et voilà ce vieux Hitler ! gloussa Hazel ravie. Et ce vieux Mussolini, et une espèce de Jap !

— Et là, c’est ce vieux Karl Marx !

— Et ce vieux Bill, le Kaiser, avec son casque à pointe et tout le reste ! roucoula Hazel. Si je m’attendais à le revoir, celui-là !

— Et voilà ce vieux Mao ! Tu le vois, Mao ?

— Dis donc ! Qui c’est qui va y passer ! Qui c’est qui va avoir la surprise de sa vie ! C’est charmant comme idée !

— Il y a là pratiquement tous les ennemis que la liberté ait jamais connus, déclara H. Lowe Crosby.

L’opinion d’un médecin sur les conséquences d’une grève des écrivains

Aucun des invités ne savait encore que j’allais être le prochain président. Tout le monde ignorait que « Papa » était à l’article de la mort. Frank fit répandre la version officielle : « Papa » se reposait confortablement, il envoyait ses meilleurs souhaits à tous.

Frank annonça l’ordre des événements : tout d’abord, l’ambassadeur jetterait sa couronne à la mer en l’honneur des Cent Martyrs ; puis les avions tireraient sur les cibles posées en mer ; enfin, Frank lui-même prononcerait quelques mots.

Il ne dit pas à la compagnie qu’après son discours, j’en ferais un autre.

De telle sorte que je fus simplement traité comme un journaliste de passage, et que je pus m’adonner çà et là aux plaisirs inoffensifs du gogotruche.

— Salut, maman ! dis-je à Hazel Crosby.

— Mais c’est mon petit gars !

Hazel me donna une accolade parfumée et annonça à tout le monde que j’étais un Hoosier.

Les Castle, père et fils, se tenaient à l’écart. Depuis longtemps mal vus au palais de « Papa », ils étaient curieux de savoir pourquoi on les avait invités.

Castle fils m’appela « La Pige. »

— Bonjour, la Pige ! Quoi de neuf dans le monde ?

— Je pourrais vous demander la même chose, fis-je.

— Je songe à déclencher une grève générale de tous les écrivains jusqu’à ce que l’humanité redevienne raisonnable. En seriez-vous ?

— Est-ce que les écrivains ont le droit de se mettre en grève ? Ce serait comme si la police ou les pompiers faisaient grève, non ?

— Ou les enseignants.

— Ou les enseignants, acquiesçai-je. (Je secouai la tête.) Non, je ne crois pas que ma conscience m’autoriserait à donner mon soutien à une grève de ce genre. Lorsqu’un homme se fait écrivain, j’estime qu’il assume comme une obligation sacrée le devoir de produire de la beauté, de la lumière et du réconfort, et au galop encore !

— Je ne puis m’empêcher de penser au total désarroi de l’humanité si du jour au lendemain il n’y avait plus de nouveaux livres, de nouvelles pièces, de nouvelles histoires, de nouveaux poèmes…

— Et vous vous sentiriez fier quand les gens commenceraient à mourir comme des mouches ? demandai-je.

— Ils mourraient plutôt comme des chiens enragés, je crois – la bave aux lèvres, en montrant les dents et en se mordant la queue.

Je me tournai vers Castle père.

— Monsieur, comment meurt un homme lorsqu’il est privé des consolations de la littérature ?

— Il y a deux façons possibles, dit-il : pétrification du cœur ou atrophie du système nerveux.

— Ni l’une ni l’autre ne doit être bien agréable, j’imagine.

— Non, dit Castle l’ancien. Pour l’amour de Dieu, continuez à écrire tous les deux !

Sulfathiazole

Ma divine Mona ne s’approcha pas de moi et ne m’encouragea pas avec des regards languissants à venir à ses côtés. Elle faisait l’hôtesse et présentait Angela et le petit Newt à des San-Lorenziens.

Lorsque j’essaie de comprendre cette femme – quand je me rappelle son indifférence devant l’attaque de « Papa » et nos fiançailles – j’hésite entre la louange sublime et le jugement vulgaire.

Représentait-elle la plus haute forme de spiritualité féminine ?

Ou bien était-elle anesthésiée, frigide comme un poisson – une sorte de toxicomane du xylophone, du culte de la beauté et de Boko-maru ?

Je ne le saurai jamais.

Bokonon nous dit :

Il ment, l’amoureux, toujours. Il se raconte des mensonges. Les sincères, eux, sont sans amour Leurs yeux sont comme des huîtres Quand on y songe.

Mes instructions sont donc claires, j’imagine. Je dois me souvenir de Mona comme d’une femme qui fut sublime.

— Dites-moi, demandai-je à Philip Castle le Jour des Cent Martyrs de la Démocratie, avez-vous parlé avec votre ami et admirateur H. Lowe Crosby aujourd’hui ?

— Il ne m’a pas reconnu avec mon costume, mes chaussures et ma cravate, dit Castle jeune. Nous venons d’avoir une conversation très agréable sur les bicyclettes. Nous en aurons peut-être une autre.

Je m’aperçus que je ne trouvais plus comique l’idée qu’avait Crosby de fabriquer des bicyclettes à San Lorenzo. En tant que premier magistrat de l’île, je tenais beaucoup à avoir une usine de bicyclettes. J’eus soudain beaucoup de respect pour H. Lowe Crosby, sa personne et ce qu’il savait faire.

— Comment pensez-vous que les habitants de San Lorenzo réagiraient à l’industrialisation ? demandai-je aux Castle, père et fils.