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Je lui ai redit encore une fois combien je détestais mon père ; elle m’a re-giflé ; alors, Frank est sorti de sa cachette et lui a donné un coup de poing dans l’estomac qui lui a fait terriblement mal. Elle est tombée à la renverse et s’est roulée par terre. Quand elle a retrouvé son souffle, elle s’est mise à pleurer et à appeler papa à pleine gorge. « Il ne viendra pas », a dit Frank en se moquant d’elle. Frank avait raison. Papa a passé la tête à la fenêtre et nous a regardés, Angela et moi, en train de nous rouler par terre en braillant sous le regard de Frank, hilare. Le pater a rentré la tête et n’a jamais demandé par la suite les raisons de ce tapage. Il n’était pas spécialiste des êtres humains.

Est-ce que cela vous va ? Cela vous aide-t-il pour votre livre ? Il faut dire que vous m’avez restreint en me demandant de m’en tenir au jour de la bombe. Il existe bien d’autres bonnes anecdotes au sujet de la bombe et de papa, qui se rattachent à d’autres dates. Par exemple, connaissez-vous l’histoire du jour où l’on a procédé au premier essai nucléaire, à Alamogordo ? Une fois que la bombe eut explosé, quand il devint certain que l’Amérique était capable de rayer une grande ville de la carte au moyen d’une seule bombe, un des savants présents se tourna vers papa et déclara : « La science connaît désormais le péché. » Et savez-vous ce que répondit papa ? « Qu’est-ce que le péché ? »

Bien cordialement,

Newton Hoenikker.

Les illustres Hoenikker

Newt ajoutait à sa lettre ces trois post-scriptum :

P.-S. Je ne peux pas signer « fraternellement vôtre » parce qu’on me refuse d’être votre frère par les diplômes. Je n’étais que novice et l’on me retirera désormais jusqu’à ce privilège.

P.P.S. Vous qualifiez notre famille « d’illustre », et je crois que vous commettriez peut-être une erreur en l’écrivant dans votre livre. Ainsi, je suis un nain : je mesure un mètre vingt. Quant à mon frère Frank, la dernière fois qu’on a entendu parler de lui, il était recherché par la police d’État de Floride, le F.B.I. et le fisc pour trafic d’automobiles volées vers Cuba, à bord de péniches de débarquement des surplus militaires. Il me semble donc évident qu’« illustre » n’est pas tout à fait le mot qui convient. « Fascinante » est probablement plus proche de la vérité.

P.-P.-P.-S. Vingt-quatre heures plus tard Je viens de relire cette lettre et je vois par où elle pourrait donner l’impression que je n’ai rien d’autre à faire que de traîner ici et là en évoquant de tristes souvenirs et en m’apitoyant sur moi-même. En réalité, je suis très heureux et je le sais. Je suis sur le point d’épouser une merveilleuse petite fille. Il y a en ce monde assez d’amour pour tous si l’on veut bien se donner la peine de regarder autour de soi. J’en suis la preuve.

Les amours de Newt et de Zinka

Newt ne me disait pas qui était sa petite amie. Mais quinze jours après qu’il m’eut écrit, toute la nation savait qu’elle s’appelait Zinka. Zinka tout court. On ne lui connaissait pas de nom de famille.

Zinka était une naine ukrainienne, danseuse aux ballets Borzoi. Il se trouve que Newt assista à une représentation de cette compagnie à Indianapolis, avant d’aller à l’université Cornell. Puis, la troupe vint se produire à Cornell même. À la fin de la représentation, le petit Newt attendait à l’entrée des artistes avec une douzaine de roses à longues tiges, des American Beauties.

Les journaux s’intéressèrent à l’affaire lorsque la petite Zinka, ayant demandé l’asile politique aux Etats-Unis, disparut avec le petit Newt.

Une semaine plus tard, la petite Zinka se présentait à l’ambassade russe. Elle déclara que les Américains étaient trop matérialistes et dit vouloir retourner dans son pays.

Newt, lui, trouva refuge chez sa sœur, à Indianapolis. Il fit une brève déclaration à la presse :

— Il s’agit d’une affaire personnelle, dit-il. D’une affaire de cœur. Je n’ai pas de regrets. Ce qui s’est passé n’intéresse personne d’autre que Zinka et moi.

Or, à Moscou, en enquêtant dans les milieux chorégraphiques, un reporter américain entreprenant fit une découverte peu galante : contrairement à ce qu’elle prétendait, Zinka n’avait pas vingt-trois ans.

Elle était âgée de quarante-deux ans. Autant dire qu’elle aurait pu être la mère de Newt.

Vice-président responsable des volcans

Je travaillai mollement à mon livre sur le jour de la bombe.

Un an plus tard environ, deux jours avant Noël, les besoins d’un article à écrire me firent passer par Ilium, où le Dr Felix Hoenikker avait accompli la plus grande part de ses travaux, et où le petit Newt, Frank et Angela avaient été élevés et éduqués.

Je fis halte à Ilium pour fureter.

Il n’y avait plus à Ilium de Hoenikker vivants, mais beaucoup d’habitants de la ville se targuaient d’avoir bien connu le père et ses trois singuliers enfants.

Je pris rendez-vous avec le Dr Asa Breed, vice-président du laboratoire de recherche de la Compagnie générale des forges et fonderies. Je suppose que le Dr Breed faisait partie de mon karass ; pourtant, je lui fus presque d’emblée antipathique.

« Les sympathies et les antipathies n’ont rien à voir avec la question », nous prévient Bokonon – ce qu’on oublie facilement.

— Je crois savoir que vous avez eu autorité sur le Dr Hoenikker pendant presque toute sa carrière, dis-je à Breed au téléphone.

— Sur le papier, fit-il.

— Je ne comprends pas.

— Si vraiment j’ai eu autorité sur Felix, dit le Dr Breed, alors je suis prêt à assumer la responsabilité des volcans, des marées et des migrations d’oiseaux comme de lemmings. Cet homme était une force de la nature qu’aucun mortel ne pouvait contrôler.

Agent secret X-9

Le Dr Breed me fixa rendez-vous pour le lendemain, de bonne heure. Il passerait me prendre à mon hôtel en se rendant à son travail, dit-il, ce qui me faciliterait l’entrée du laboratoire sévèrement gardé.

J’avais donc une nuit à tuer. Je me trouvais déjà entre l’alpha et l’oméga de la vie nocturne d’Ilium, à l’hôtel Del Prado dont le bar, le Cap Cod, était le rendez-vous des putains.

Il se trouva – il devait se trouver, dirait Bokonon – que la putain qui était à côté de moi au bar ainsi que le barman qui me servait étaient tous deux d’anciens camarades de lycée de Franklin Hoenikker, le bourreau d’insectes, le deuxième enfant de la famille, le fils disparu.

La putain, qui me dit s’appeler Sandra, me proposa des délices introuvables ailleurs que place Pigalle et qu’à Port-Saïd. Je lui dis que cela ne m’intéressait pas, et elle eut assez d’esprit pour déclarer qu’elle n’y tenait pas vraiment, elle non plus. La suite des événements devait montrer que nous avions tous deux surestimé notre apathie, mais pas de beaucoup.

Avant de prendre la mesure de nos élans passionnels, toutefois, nous bavardâmes. De Frank Hoenikker et de Hoenikker père. Un peu d’Asa Breed. De la Compagnie générale des forges et fonderies. Du pape et du contrôle des naissances, de Hitler et des juifs. Des fumistes et des imposteurs. De la vérité. Des gangsters. Des affaires. Nous parlâmes des types sympas qui passent à la chaise électrique et des salauds de riches qui y coupent. Des chrétiens pratiquants affligés de perversions sexuelles. Bref, de tas de choses.