— Les habitants de San Lorenzo, me dit le père, ne s’intéressent qu’à trois choses : la pêche, la fornication et le bokononisme.
— Vous ne croyez pas qu’on pourrait les intéresser au progrès ?
— Ils en ont vu certains aspects. Mais il n’y en a qu’un qui les emballe vraiment.
— Qu’est-ce que c’est ?
— La guitare électrique.
Je m’excusai et allai rejoindre les Crosby.
Frank Hoenikker était avec eux. Il leur expliquait qui était Bokonon et contre quoi il se dressait. Il est contre la science.
— Comment un homme sensé peut-il être contre la science ? s’étonna Crosby.
— Sans la pénicilline, je serais morte à l’heure qu’il est, dit Hazel. Ma mère aussi, d’ailleurs.
— Quel âge a votre mère ? m’enquis-je.
— Cent six ans. N’est-ce pas merveilleux ?
— C’est magnifique, dis-je.
— Et je serais veuve aussi, dit Hazel, si le médicament qu’ils ont donné à mon mari n’avait pas existé à l’époque. Chéri, comment s’appelle ce médicament qui t’a sauvé la vie ?
— La Sulfathiazole.
Et je commis l’erreur d’attraper sur un plateau qui passait un canapé à l’albatros.
Antalgique
Il se trouva – il devait se trouver, dirait Bokonon – que mon estomac réagit violemment à la chair d’albatros. À peine eu-je avalé le premier morceau, j’eus une nausée qui m’obligea à descendre au trot l’escalier en colimaçon, à la recherche des toilettes. J’utilisai celles qui jouxtaient les appartements de « Papa ».
Comme j’en ressortais, hésitant, quelque peu soulagé je me trouvai face à face avec le Dr Schlichter von Kœnigswald, qui jaillissait littéralement des appartements de « Papa ». L’air atterré, il m’attrapa par le bras en criant :
— Qu’est ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il portait autour du cou ?
— Que dites-vous ?
— Il l’a pris. Je ne sais pas ce qu’il y avait dans ce cylindre, mais « Papa » en a pris – et il en est mort !
Je me souvenais de ce cylindre pendu au cou de « Papa », et je suggérai une explication évidente de son contenu.
— Du cyanure ?
— Depuis quand le cyanure transforme-t-il sur-le-champ un homme en ciment ?
— En ciment ?
— En marbre ! En fer ! Je n’ai jamais vu de ma vie un cadavre aussi rigide. On peut le frapper partout, il sonne comme une marimba ! Venez voir !
Von Kœnigswald me poussa dans les appartements de « Papa ».
Un spectacle hideux s’offrait à moi dans le youyou d’or. « Papa » était mort, mais son cadavre n’était pas de ceux auxquels on peut dire « Repose en paix, enfin ! ».
« Papa » avait la tête complètement renversée en arrière. Son poids reposait d’un côté sur le sommet du crâne, de l’autre sur la plante des pieds, tandis que le reste de son corps formait un pont dont l’arche s’élançait vers le plafond. Il avait l’air d’un chenet en fer forgé.
On voyait tout de suite qu’il était mort d’avoir avalé le contenu du cylindre suspendu à son cou. Une de ses mains tenait encore celui-ci, qui était décapsulé. Et le pouce et l’index de l’autre main étaient coincés entre les dents, comme s’ils venaient de laisser tomber une pincée de quelque chose.
Le Dr von Kœnigswald dégagea du plat-bord du youyou doré le tolet d’une des demoiselles et en tapa « Papa » sur le ventre. « Papa » sonna vraiment comme une marimba.
Un givre bleuâtre vitrait ses lèvres, ses narines et ses yeux.
Dieu sait que ce syndrome n’est plus nouveau désormais, mais il l’était alors, et comment ! « Papa » Monzano fut le premier homme de l’histoire à mourir de la glace-9.
J’enregistre ce fait pour ce qu’il vaut. « Écrivez tout », nous dit Bokonon. En vérité, ce qu’il nous montre par là, c’est la futilité qu’il y a à écrire ou lire des histoires. « Sans archives précises du passé, comment attendre des hommes et des femmes qu’ils évitent de graves erreurs dans le futur ? » demande-t-il ironiquement.
Ainsi, je le répète : « Papa » Monzano fut le premier homme de l’histoire à mourir de la glace-9.
Ce que disent les bokononistes quand ils se suicident
Le deuxième homme à mourir de la glace-9 fut le Dr von Koenigswald, le médecin humanitaire dont les bonnes œuvres n’arrivaient pas à éponger le terrible déficit d’Auschwitz.
Il était en train de parler de la rigidité cadavérique, sujet de conversation que j’avais introduit.
— La rigidité cadavérique ne s’installe pas en quelques secondes, déclara-t-il. J’ai tourné le dos à « Papa » juste un instant. Il délirait…
— De quoi parlait-il ? demandai-je.
— De douleur, de glace, de Mona – de tout. Puis il a dit : « Maintenant, je vais détruire le monde entier. »
— Qu’entendait-il par là ?
— C’est ce que disent toujours les bokonistes au moment de se suicider. (Von Kœnigswald s’approcha d’un lavabo rempli d’eau dans l’intention de se laver les mains.) Quand je me suis retourné pour le regarder, dit-il les mains suspendues au-dessus de l’eau, il était mort – aussi dur qu’une statue, exactement tel que vous le voyez maintenant. J’ai passé mes doigts sur ses lèvres. Elles avaient l’air si curieuses… (Il plongea ses mains dans l’eau.) Je me demande bien quelle sorte de produit chimique pourrait…
La question demeura inachevée.
Von Kœnigswald souleva ses mains, et l’eau du lavabo vint avec elles. Ce n’était plus de l’eau, mais un hémisphère de glace-9.
Von Kœnigswald toucha du bout de la langue ce mystère bleuâtre.
Du givre fleurit sur ses lèvres. Il gela d’un coup, bascula et s’écrasa par terre.
L’hémisphère bleuâtre se cassa en mille morceaux qui glissèrent sur le sol.
Je courus à la porte et gueulai à l’aide.
Des soldats et des serviteurs se précipitèrent.
Je leur donnai Tordre de faire venir immédiatement Frank, Newt et Angela. J’avais enfin vu la glace-9.
J’espère que vous êtes contents
Je fis entrer les trois enfants du Dr Hoenikker dans la chambre à coucher de « Papa ». Je refermai la porte et m’y adossai. Je me sentais à la fois amer et supérieur. J’avais reconnu la glace-9. Je l’avais si souvent vue en songe !
Il ne faisait aucun doute que Frank avait donné de la glace-9 à « Papa ». Et il paraissait certain que si Frank estimait pouvoir donner de la glace-9, Angela et le petit Newt étaient dans le même cas.
C’est donc avec hargne que je m’adressai à eux, en les mettant en demeure de répondre d’un crime monstrueux. Je leur dis que la comédie était finie, que je connaissais leur petit jeu comme je connaissais l’existence de la glace-9. Je m’efforçai de leur faire peur en leur disant que la glace-9 pouvait anéantir la vie sur terre. Bref, je fus si impressionnant qu’ils n’eurent même pas l’idée de me demander comment je connaissais la glace-9.
— J’espère que vous êtes contents ! dis-je.
Mais Bokonon nous le dit bien : « De toute Sa vie, Dieu n’a jamais écrit une bonne pièce. » La scène qui s’offrait à nous dans la chambre de « Papa » ne manquait pas de spectaculaire dans le dénouement comme dans les accessoires, et en guise de prologue, ma tirade avait été parfaite.