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Hélas ! La première réplique en provenance d’un Hoenikker fit s’écrouler cette magnificence. Le petit Newt vomit.

Frank a le mot de la situation

Du coup, nous eûmes tous envie de vomir.

Newt avait certainement eu la réaction qui s’imposait.

— Je suis on ne peut plus d’accord, lui dis-je. (Et je jetai hargneusement à Angela et à Frank :) Maintenant que nous avons l’opinion de Newt, j’aimerais savoir ce que vous avez à dire, vous deux.

— Erk ! fit Angela, la langue hors de la bouche.

Elle se faisait toute petite et sa peau avait pris la couleur du mastic.

— Erk, hein ? (Je me tournai vers Frank.) C’est également votre sentiment général ?

Lèvres retroussées, mâchoire crispée, Frank respirait à petits coups en sifflant entre ses dents.

— Comme le chien, murmura le petit Newt, les yeux baissés sur von Kœnigswald.

— Quel chien ?

Frank répondit à voix basse, presque inaudible. Mais l’acoustique était si bonne dans cette pièce aux murs de pierre que nous entendîmes son chuchotement aussi clairement qu’un carillon de cristal.

— La veille de Noël, quand papa est mort.

Newt se parlait à lui-même. Et quand je lui demandai de me raconter l’histoire du chien le soir où son père était mort, il leva la tête vers moi comme si je venais de m’introduire dans un rêve qu’il faisait. Il me tenait pour étranger au débat.

En revanche, son frère et sa sœur faisaient partie de son rêve. Et il parla à son frère dans ce cauchemar.

— C’est toi qui lui en as donné… Alors, c’est ainsi que tu as déniché cette sinécure ? Que lui as-tu dit ? Que tu avais quelque chose qui battait la bombe à hydrogène ?

Frank ne releva pas la question. Il regardait attentivement à travers la pièce, en notant tous les détails. Il desserra les dents, les fit claquer rapidement en cillant à chaque claquement. Ses couleurs lui revenaient. Puis il retrouva la parole.

— Écoutez, dit-il, il faut nettoyer ce merdier.

Frank ne mâche pas ses mots

— Général, dis-je à Frank, voilà certainement la plus brillante idée émise par un général de brigade depuis le début de l’année. En tant que vous êtes mon conseiller technique, comment recommandez-vous que nous, comme vous dites si bien, nettoyions ce merdier ?

Il ne répondit pas directement à ma question. Il fit claquer ses doigts. Je pouvais voir qu’il se dissociait des causes du merdier pour s’identifier avec une fierté et une énergie croissantes aux purificateurs, aux sauveurs du monde, aux nettoyeurs.

— Des balais, des pelles à poussière, un chalumeau oxhydrique, une plaque chauffante, des seaux, ordon-na-t-il en claquant des doigts à chaque mot.

— Vous vous proposez de passer les cadavres au chalumeau ? demandai-je.

Frank était désormais tellement chargé de pensée technique qu’il dansait à claquettes sur la musique de ses doigts.

— Nous allons balayer le sol, ramasser les grands morceaux et les faire fondre dans des seaux posés sur une plaque chauffante. Puis nous passerons chaque centimètre carré du sol au chalumeau au cas où il resterait des cristaux microscopiques. Quant aux cadavres et au lit…

Il se remit à penser.

— Un bûcher funéraire ! s’écriait-il, enchanté de lui-même. Je vais faire dresser un grand bûcher funéraire près du croc, et nous y ferons porter les cadavres et le lit !

Il voulut sortir pour ordonner la construction du bûcher et réunir les objets dont nous avions besoin pour nettoyer la pièce. Mais Angela l’arrêta.

— Comment as-tu pu ? voulut-elle savoir.

Frank lui adressa un sourire de Joconde.

— Tout ira très bien.

— Comment as-tu pu en donner à un homme tel que « Papa » Monzano ? insista Angela.

— Nettoyons d’abord le merdier. Nous parlerons plus tard.

Angela le retenait par les bras et elle ne voulait pas le laisser partir.

— Comment as-tu pu ?

Elle le secoua.

Frank arracha de ses bras les mains de sa sœur. La Joconde disparut pour faire place à un ricanement mauvais qui dura un moment – un moment pendant lequel Frank dit à sa sœur, avec un suprême mépris :

— Je me suis payé une situation, exactement de la même façon que tu t’es payé un jules, et Newt une semaine au cap Cod avec une naine russe ! La Joconde réapparut. Frank sortit en claquant la porte.

Le quatorzième livre

Parfois, dit Bokonon, le poll-pah dépasse le pouvoir d’appréciation des humains.

En un endroit des Livres, Bokonon traduit pool-pah par « tempête de merde », et en un autre, par « courroux divin ».

D’après ce qu’avait dit Frank avant de claquer la porte, j’avais cru comprendre que la République de San Lorenzo et les trois Hoenikker n’étaient pas les seuls à posséder la glace-9. Selon toute apparence, les États-Unis d’Amérique et l’Union des républiques socialistes soviétiques l’avaient aussi. Les États-Unis l’avaient obtenue par l’intermédiaire du mari d’Angela, dont on comprenait mieux pourquoi son usine d’Indianapolis était entourée de clôtures électrifiées et patrouillée par des bergers allemands assoiffés de sang. Et la Russie soviétique l’avait eue grâce à la petite Zinka de Newt, ce séduisant lutin du ballet ukrainien.

J’en demeurai muet.

La tête inclinée, les yeux clos, j’attendis que Frank revienne avec les humbles outils nécessaires au nettoyage d’une chambre – une chambre qui, de toutes les chambres du monde, était infestée de glace-9.

Quelque part, au loin, dans le velours mauve de l’oubli, j’entendis Angela me dire quelque chose. Elle ne prenait pas la parole pour sa propre défense, mais pour celle du petit Newt.

— Newt ne lui a rien donné. Elle l’a volée.

Je trouvai cette explication sans intérêt.

« Quel espoir peut-il y avoir pour l’humanité, pensai-je, quand il existe des hommes tels que Felix Hoenikker pour donner des jouets tels que la glace-9 à des enfants imprévoyants tels que le sont presque tous les hommes et presque toutes les femmes ? »

Et je me rappelai le Quatorzième Livre de Bokonon, que j’avais lu intégralement la veille. Le Quatorzième Livre est intitulé « Existe-t-il, pour un Homme Réfléchi, une Seule Raison d’Espérer en l’Humanité sur Terre, Compte Tenu de l’Expérience du Dernier Million d’Années ? »

Le Quatorzième Livre n’est pas long à lire. Il consiste en un seul mot :

« Non. »

Pause

Frank revint avec des balais et des pelles à poussière, un chalumeau, une plaque chauffante à pétrole, un bon vieux seau et des gants en caoutchouc.

Chacun mit des gants pour ne pas se contaminer les mains avec de la glace-9. Frank installa la plaque chauffante sur le xylophone de la divine Mona et posa le vieux seau familier.

Nous ramassâmes les plus gros morceaux de glace-9 et les jetâmes dans l’humble seau, et ils fondirent. Ils devinrent de l’eau, de la bonne vieille eau.

Angela et moi balayâmes et Newt regarda sous les meubles, au cas où des morceaux de glace-9 nous auraient échappé. Et Frank suivit nos coups de balai avec la flamme purificatrice du chalumeau.

Nous nous sentîmes envahis par la sérénité stupide des femmes de ménage et des gardiens qui travaillent tard la nuit. Dans un monde réduit au gâchis, nous gardions au moins notre petit coin propre.