Et je m’entendis demander aux Hoenikker, sur le ton de la conversation, de me parler de cette veille de Noël où leur père était mort, de me raconter l’histoire du chien.
Et eux, les Hoenikker, avec la certitude enfantine de tout arranger en nettoyant, me racontèrent l’histoire.
La voici :
En cette fatidique veille de Noël, tandis qu’Angela retournait au village chercher des décorations pour l’arbre de Noël, Newt et Frank allèrent se promener sur la plage hivernale déserte, où ils trouvèrent un labrador noir. Ce chien était de tempérament sociable comme tous les labradors ; il suivit Frank et le petit Newt jusqu’à la villa.
Felix Hoenikker mourut en l’absence de ses enfants, dans son fauteuil d’osier blanc face à la mer. Toute la journée, le savant avait taquiné ses enfants avec des allusions à la glace-9 qu’il leur avait montrée, enfermée dans un flacon sur l’étiquette duquel il avait dessiné un crâne et des tibias, au-dessus d’une inscription de sa main : « Danger ! Glace-9 ! Tenir à l’abri de l’humidité ! »
Toute la journée, il avait harcelé ses enfants, gaiement, sur le thème suivant : « Allons, faites un peu travailler votre cerveau. Je vous ai dit que cette substance fond à 45,7° C et qu’elle n’est composée que d’hydrogène et d’oxygène. Quelle peut être l’explication ? Allons, réfléchissez un peu ! Ne craignez pas de surmener votre cerveau ! Il ne va pas se casser, il est extensible. »
— Il nous disait toujours que notre cerveau était extensible, dit Frank en se rappelant l’ancien temps.
— Moi, avoua Angela appuyée sur son balai, j’ai renoncé, je ne sais plus à quel âge, à me creuser le ciboulot. Je n’arrivais même pas à l’écouter quand il parlait de science. Je me contentais de hocher la tête en faisant semblant de faire travailler ma pauvre cervelle, mais en matière de sciences, elle n’était pas plus extensible qu’un vieux porte-jarretelles.
Apparemment, avant d’aller s’asseoir dans son fauteuil d’osier pour y mourir, le vieux était allé faire des flaques dans la cuisine en jouant avec de l’eau, des casseroles, des poêlons et de la glace-9. Il avait dû convertir de l’eau en glace-9 et inversement, car toute la batterie de cuisine était sur l’évier. Il avait également sorti un thermomètre à rôti avec lequel il avait dû vérifier des températures.
Felix Hoenikker avait seulement voulu s’accorder une brève pause dans son fauteuil, si l’on en juge par l’état dans lequel il avait laissé la cuisine. Parmi les objets qui traînaient en désordre se trouvait un poêlon plein de glace-9 sous forme solide. Le savant pensait sans doute la faire fondre et ramener de nouveau la quantité de glace-9 disponible dans le monde à un simple éclat enfermé dans un flacon – après une brève pause.
Mais, ainsi que nous le dit Bokonon, « Tout le monde peut décider de marquer une pause, mais personne ne sait combien de temps elle durera ».
Le réticule de la mère de Newt
— Au moment même où je suis rentrée, j’aurais dû me douter qu’il était mort, dit Angela en prenant de nouveau appui sur son balai. Aucun bruit ne provenait du fauteuil d’osier. Or, quand Papa y était installé, même quand il dormait, ce fauteuil parlait toujours, en grinçant de partout.
Angela avait donc pensé que son père dormait, et elle avait continué à décorer l’arbre de Noël.
Newt et Frank revinrent alors de leur promenade, accompagnés du labrador, et ils allèrent à la cuisine pour y chercher quelque chose à donner à manger au chien. Ils y trouvèrent les flaques laissées par leur père.
Il y avait de l’eau par terre, et le petit Newt l’épongea avec une serpillière qu’il lança sur l’évier.
Il se trouva que la serpillière retomba dans le poêlon qui contenait la glace-9.
Frank crut que le poêlon contenait quelque préparation destinée au glaçage d’un gâteau. Il s’en saisit et l’abaissa à la hauteur du petit Newt pour montrer à celui-ci les dégâts qu’il avait faits avec la serpillière.
Newt décolla la serpillière de la surface et s’aperçut qu’elle avait pris une curieuse texture métallique et colubrine, comme si elle était tissée de fils d’or à mailles fines.
— Je dis cela, expliqua le petit Newt dans la chambre à coucher de « Papa », parce que ça m’a tout de suite fait penser au réticule de maman, à l’impression qu’on avait en le touchant.
Angela raconta sentimentalement comment, dans son enfance, Newt avait eu une adoration pour le réticule en or de sa mère. Je compris qu’il s’agissait d’une sorte d’aumônière de soirée.
— C’était tellement drôle au contact, si différent de tout ce que j’avais touché, dit Newt en réfléchissant à son ancien amour pour ce réticule. Je me demande ce qu’il est devenu.
— Je me demande ce que bien des choses sont devenues, dit Angela.
La question se répercuta au loin dans le passé, où elle se perdit lamentablement.
En tout cas, nous savons ce que devint la serpillière évocatrice du réticule. Newt la tendit au chien, qui la lécha. Et le chien gela tout raide.
Newt alla faire part du prodige à son père, et il trouva celui-ci tout raide également.
Dites ce mot : « l’Histoire »
Nous en avions terminé avec le nettoyage de la chambre de « Papa ».
Mais il fallait encore porter les cadavres jusqu’au bûcher funéraire. Nous décidâmes qu’une certaine pompe s’imposait et qu’il serait préférable pour le faire d’attendre la fin des cérémonies en l’honneur des Cent Martyrs de la Démocratie.
La dernière tâche dont nous nous acquittâmes consista à mettre von Kœnigswald sur ses pieds afin de procéder à la décontamination de la surface sur laquelle il gisait. Et nous le cachâmes, toujours debout, dans la penderie de « Papa ».
Je ne sais pas très bien pourquoi nous le cachâmes. Je crois que c’était pour simplifier le tableau.
Quant à l’histoire de la découverte par les enfants Hoenikker, la veille de Noël, de la réserve mondiale de glace-9, elle tomba à l’eau quand on en arriva aux détails du crime lui-même. Ni Newt, ni Angela, ni Frank ne purent se rappeler si l’un d’entre eux avait dit quoi que ce fût qui justifiât le fait de s’approprier personnellement la glace-9. Ils parlèrent de la nature de la glace-9 en se rappelant les incitations de leur père à se creuser la cervelle. Mais de morale, point.
— Qui a procédé au partage ? demandai-je.
Les trois Hoenikker avaient si bien effacé cet incident de leur mémoire qu’il leur fut même très difficile de me donner ce détail fondamental.
— Ce n’est pas Newt, dit enfin Angela. J’en suis sûre.
— C’est toi ou moi, dit Frank d’un ton rêveur, perdu dans ses pensées.
— Toi, tu as pris les trois bocaux à cornichons sur l’étagère de la cuisine, dit Angela. Ce n’est que le lendemain que nous avons acheté les trois petits thermos.
— C’est ça ! acquiesça Frank. Et alors, tu as pris le pic à glace et tu as cassé la glace-9 dans le poêlon.
— En effet ! dit Angela. C’est bien ça. Et l’un de nous a apporté des pinces de la salle de bains.
Newt leva sa petite main.
— Moi !
Angela et Newt se regardèrent, confondus par le souvenir de la débrouillardise du petit Newt.